Je suis éducateur. Je travaille aux EPI, les Établissements publics pour l’intégration, dans une résidence et je m’occupe d’adultes avec des troubles psychiatriques et des troubles du comportement associés. Je m’occupe de les accompagner dans les gestes de la vie quotidienne. Et, en même temps, je poursuis avec eux des objectifs d’apprentissage visant à atteindre un certain degré d’autonomie.
Ce témoignage a été recueilli par téléphone le 20 mars 2020.
« Il n’y personne qui a le courage de prendre les bonnes décisions. »
On parle beaucoup d’autonomie dans mon métier. C’est ce que j’essaye de faire avec ces personnes-là, l’apprentissage de l’autonomie au jour le jour, dans les gestes quotidiens, dans les petits soins de base. Cela peut aller d’apprendre à lire et à écrire, à savoir comment demander les choses, comment se comporter dans des situations de la vie sociale. Il arrive aussi que certaines personnes n’aient pas forcément les notions d’hygiène de base : hygiène intime, dentaire, les oreilles, la peau, les cheveux … Il s’agit de leur faire comprendre les risques d’une mauvaise hygiène pour la santé.
En étant éducateur, on a une proximité physique. On est chez eux, à leur domicile officiel. On est là pour leur toilette, pour s’occuper d’eux dans leur chambre. S’il le faut, on fait « la petite toilette ». On prend le gant de toilette et s’il faut essuyer des fesses, on le fait. S’il faut nettoyer la chambre parce qu’ils ont uriné dedans, on le fait. S’il faut changer les alèses, les nourrir, préparer à manger, on est là. Donc on est en contact, on se frotte.
« En ce moment, chez nous, un tiers des professionnels sont présents et deux-tiers absents. »
Cette semaine, à partir de lundi 16 mars, c’était de la folie. Ça s’est complètement dégradé pour les collègues le week-end du 14-15 mars. Dans mon groupe de collègues, l’une était malade, l’autre avait de la fièvre, un autre à 7h du matin prévenait qu’il ne pouvait pas venir, pour finir une collègue qui se sentait plus ou moins bien s’est rendue au travail, mais elle a été renvoyée à la maison pour éviter tout risque… La direction et les chefs, ils nous ont envoyé en renfort des collègues du pool de remplacement et des centres de jour. Il faut dire qu’en ce moment, chez nous, un tiers des professionnels sont présents et deux-tiers absents.
En logeant ici les résidents signent un contrat qui stipule qu’ils doivent travailler un certain pourcentage, environ deux à trois jours par semaine. Ce sont plutôt des activités occupationnelles. Et selon leurs possibilités dans l’optique de dynamiser le travail éducatif qu’on fait déjà en résidence. Ces derniers jours, les collègues du centre de jours ont très peu de participants puisqu’il y a plein de gens qui restent dans leur résidence. La direction, ils nous envoient ces collègues en renfort. Mais c’est très désagréable pour les résidents qui sont des personnes avec des troubles psychiatriques, avec des diagnostics comme « borderline, bipolaire, schizophrène ». Les changements de cadre, d’ambiance, de visages, ce n’est pas forcément ce qui leur réussit le mieux. Par conséquent, ils sont assez perturbés et un peu tous les troubles de comportements ressortent. C’est pas super agréable à vivre pour eux surtout, mais aussi pour nous, ça se transmet ce genre d’ambiance. Néanmoins répartir le personnel, c’est une gestion assez rationnelle et logique que je comprends. Le problème n’est pas là.
Ce que je ne comprends pas, par contre, c’est qu’on nous impose certaines règles mais sans nous donner les moyens de les appliquer. Il y a le corona virus et on a juste des gants. C’est tout ce qu’on a, juste des gants en plastique qu’on utilise aussi pour faire des sandwichs ! Je ne sais pas si ce sont les gants les plus adaptés… On n’a pas de masques. On en avait zéro! J’ai réussi à m’en faire donner six ou sept par la médecin d’une résidente. Je pense qu’elle a eu pitié. Elle nous a posé la question gentiment. Elle, elle en a eu grâce aux HUG. Sinon ici, on n’a rien reçu ! En plus, on n’a pas de thermomètres car ceux que l’on a sont cassés ou peu fiables. Et tout est tellement lent pour avoir quoique ce soit, parce qu’il faut passer par la hiérarchie. Ça doit être validé par le chef du service, qui passe au chef du secteur, qui envoie à la direction générale. Et si c’est validé c’est renvoyé. Là ils font la commande. Ça prend des plombes. C’était déjà ainsi avant que ça éclate le coronavirus. Donc si on a des doutes on ne peut pas prendre la température. Par exemple, on a une résidente qui a plusieurs diagnostics posés, elle est un peu hypocondriaque. Elle joue un peu là-dessus. Mais je suis allé chercher un thermomètre dans un autre lieu. Alors que là-bas, il y avait une personne qui était potentiellement contaminée par le coronavirus. J’y suis allé avec le masque. J’ai pris un maximum de précaution… tout ça pour aller chercher un thermomètre. On lui a pris la température, elle avait 37,8, ensuite 37 puis 36,5. Elle se forçait un peu à tousser. Elle disait avoir mal. Dans le doute, on a décidé de l’isoler des autres et de la faire manger toute seule. On ne savait pas trop quoi faire.
On doit rester confinés. C’est difficile de respecter les distances car les appartements sont petits. Et puis cette règle-là, pas plus de cinq personnes, elle n’est pas respectée. On est souvent plus de cinq personnes à la cafétéria. Maintenir la distance, c’est pas forcément évident. Les collègues en général ne sont pas très contents. Nous, ici, on est dans cette situation de gestion de la misère. Et les autres, ceux qui ne peuvent pas travailler, n’ont pas leurs heures.
« Alors on devient fataliste, on se dit tant pis: je vais juste faire ce que je peux faire, le mieux possible, mon travail. C’est un peu la situation depuis une semaine. »
Pour l’instant on ne sait pas trop s’ils seront payés. C’est en train de se décider. Les décisions tombent au jour le jour. Aujourd’hui, les EPI ont décidé qu’ils allaient bloquer la comptabilité des heures de travail en l’état, comme c’était au 12 mars. Je n’ai pas très bien compris. S’ils remettent tout à zéro. S’ils ne comptabilisent plus rien. L’information arrive au compte-gouttes et c’est flou. On n’a pas de communication claire. On reçoit mille emails du conseil fédéral, du médecin cantonal, les articles de loi. Je sais que les syndicats ont vu la direction générale hier pour essayer de fluidifier l’information.
Il y a des collègues frontaliers. Il leur faut 3h30 pour arriver au boulot. Ces 3h30 pour arriver au boulot est-ce qu’elles seront comptabilisées ? Est-ce qu’elles seront perdues ? Est-ce qu’ils devront les rattraper ? Il y a plein de collègues qui ne sont pas rassurés. C’est un peu la crise. C’est super mal géré. La direction, ils sont en retard, en retard total. Il n’y a personne qui a le courage de prendre les bonnes décisions.
Il y a des ateliers de production qui sont encore ouverts ! L’idée, c’était que pour éviter de faire prendre les transports publics aux participants on transportait les ateliers de production dans les résidences puisque la majeure partie des participants à ces ateliers habitent dans des résidences. Les « externes » – ceux qui ne sont pas en résidence – ne viennent quasi plus. Depuis lundi, les ateliers de production ont été déplacés où sont les résidents. Donc on concentre encore plus les gens. Et ils continuent à faire des bougies, des petits tableaux, des choses en bois qu’ensuite les EPI vendent habituellement dans leur boutique. A mon avis, fermer les ateliers de production,c’était une des premières choses à faire. Ces collègues-là soit tu les envoies en renfort, soit tu les laisses à la maison.
Mais c’est surtout le manque de matériel qui craint! Toutes les deux heures, j’essaye de désinfecter les poignées de porte, j’aère quand je peux, je jette les sacs poubelles le plus vite possible. La partie éducative dans tout ça, je l’oublie. Je ne peux pas faire d’activités. Je ne fais pas mon boulot. Je fais du gardiennage. Ils sont levés, ils sont douchés, ils sont médiqués, tout va bien. En plus, on doit gérer les familles qui appellent. Elles veulent naturellement savoir ce qui se passe, ce qu’elles doivent faire, est-ce qu’il y a un droit de visite ou non, est-ce que c’est risqué ou non?
La direction, ils nous ont envoyé des email avec les directives du médecin cantonal. On a affiché plein de posters avec les trucs classiques : tousser dans les coudes, se laver les mains toutes les 2h ou utiliser du désinfectant. Ça, au moins, on en a des bouteilles de désinfectant! Mais les stocks vont bientôt finir et on ne sait pas quoi faire après. On est là pour s’occuper des résidents. On n’a pas le temps de se poser tranquillement et de réfléchir à chaque situation posément. Tout est fait dans la confusion. Une fois, la direction donne une information et le lendemain, ça a changé. Pour les visites comme pour les masques. Les masques, au départ on devait les mettre tout le temps, et puis non finalement, uniquement si on est contagieux; le masque est utilisable pendant 8h même si c’est humide, ah non si c’est humide, tu l’enlèves…
Alors on devient fataliste, on se dit tant pis: je vais juste faire ce que je peux faire, le mieux possible, mon travail. C’est un peu la situation depuis une semaine.
J’espère que les autres collègues vont revenir… On ne sait pas quand : il y a deux collègues qui avaient les symptômes du corona mais ils n’ont pas été dépistés, les dépistages sont réservés aux personnes à risque pourtant elles a ont tous les symptômes du corona. D’ailleurs tous les collègues malades sont un peu dans ce cas-là. Si ça se trouve, c’est juste la grippe. C’est aussi flou de ce côté-là. Ils ne testent pas aux EPI, comme ailleurs, ils n’ont pas les moyens.