Ce texte a été proposé, sous un nom d’emprunt, pour publication au site lundi matin en réponse à la traduction d’un texte du philosophe italien. Les rédacteurs du site l’ont jugé « peu sérieux » et manquant « de précision et de rigueur. » On vous laisse voir.
« (…) le besoin de simplification est naturellement d’autant plus impérieux qu’il est plus impossible à satisfaire. Et ce que le public attend en premier lieu de la philosophie est, aujourd’hui plus que jamais, le soulagement indispensable que représente la possession d’une vérité simple, à commencer, bien entendu, par une vérité simple concernant l’impossibilité de parvenir à la vérité. «
Jacques Bouveresse, Le philosophe chez les autophages
La pandémie en cours nous offre tout de même quelques occasions de rigoler. Ainsi ce texte de Giorgio Agamben, sobrement (une fois n’est pas coutume) intitulé « Une question », et publié sur le carnet que les éditions Quodlibet offrent au philosophe, puis, pour la version française, sur le site lundi.am (édition du 20 avril 2020). Dans « Une question », le philosophe nous enjoint à reprendre le cours de nos relations sociales habituelles – celles-là mêmes qu’il exècre en temps normal, d’où la franche rigolade – quoi qu’il en coûte, car la liberté ne se négocie pas. On ne cède pas devant un pauvre virus, on fait front.
Voici bientôt quarante ans que Giorgio Agamben répand son obscure doctrine et qu’il connaît un certain succès dans des milieux gauchistes, bien au-delà du public de spécialistes qu’elle pourrait lui assurer.
En fait, Agamben sert le projet néolibéral. Sa doctrine tient pour l’essentiel en un appel constant au repli, à la fuite, à la désertion et à la destitution. Il est aussi opposé à l’idée de société que Margaret Thatcher elle-même. Mais là où celle-ci défendait les intérêts bien compris des capitalistes, Agamben, lui ne défend que sa minuscule boutique. Pour Agamben, nous aurions connu un effondrement « éthique et politique » qui nous a conduit à accepter les consignes de confinement quand il aurait fallu résister à cette injonction « biopolitique ». Il voit dans cet épisode pandémique la confirmation de sa thèse de toujours, à savoir l’existence d’une similarité de nature et d’une continuité entre le IIIe Reich et les démocraties libérales contemporaines. Car pour Agamben, si un système politique ne nous donne pas la liberté absolue, la liberté théorique serait-on tenté de dire, il n’est qu’un nazisme adouci.
À propos de cette posture, Jacques Bouveresse a pu écrire avec raison que les années 1970 furent « l’époque où l’opération décisive sur le plan politique consistait à révéler les « contradictions » internes du système et, en particulier, à démontrer concrètement une chose que tout le monde sait, à savoir qu’un régime libéral n’est jamais libéral au point de pouvoir tolérer absolument n’importe quoi sans réagir ». (1)
Dans de nombreux secteurs de la société, le discours destituant a pu prendre le pas sur toute autre forme de réflexion. À tel point que le refus de toute institution a pu amener certain·e·s à penser qu’il y aurait une forme de liberté supérieure dans l’ésotérisme et l’irrationalité. À tel point que ce refus a pu faire diversion de la réalité de l’offensive néolibérale et de ses conséquences. Sous l’influence d’une sorte d’agambennisme spontané, nous avons parfois lâché la proie pour l’ombre.
Bouveresse poursuit à ce sujet : « la révolte de l’imagination et de la spéculation philosophiques contre l’ordre doit être inspirée par le désir de modifier réellement l’état de chose existant dans ce qu’il a d’insatisfaisant ou d’intolérable, et non pas de se contenter simplement d’exploiter avec un succès facile et prévisible le fait qu’un ordre quelconque est naturellement ressenti par l’individu comme une contrainte et une gêne dont le premier philosophe venu peut aisément faire ressortir le caractère injustifié, arbitraire et absurde ». (2)
Il ne s’agit pas ici de nier que l’État et les possédants tirent un profit stratégique majeur de la crise en cours sur le plan de la surveillance, de l’intensification du travail, de la financiarisation de l’économie. Ce que nous contestons, c’est qu’on puisse saisir utilement ces processus dans les catégories fumeuses d’Agamben. Et nous allons plus loin encore en affirmant que ces catégories entravent – et depuis longtemps – toute action contre ces processus.
La question qui devrait occuper désormais les fractions radicales du camp progressiste est celle de la définition du contenu effectif de la liberté et des moyens de son équitable répartition parmi nos semblables. Car la défense de la liberté à quoi nous enjoint Agamben, comment se présente-t-elle ? Il s’agit avant tout de défendre la liberté des riches qui ont dispersé le virus en Europe depuis les dancings de Verbier ou en jouant au beer-pong à Ischgl. Les caissières, les aides-soignantes, les paysannes, elles, n’ont eu que la petite liberté de continuer à bosser au mépris du danger (dont Agamben nie la réalité) pour assurer le retour le plus rapide possible de la grande liberté des managers qui intensifient leur travail, des patrons qui les sous-paient. Cette liberté théorique et totalement asymétrique, de moins en moins de gens voudront la défendre, et ils auront raison.
La devise « Bien-être & liberté » fut longtemps en vogue dans le mouvement ouvrier.(3) La liberté, en tant que telle, n’était la chose que des bourgeois. Quiconque avait son corps réellement engagé dans la lutte quotidienne pour la survie matérielle savait que la liberté n’était rien sans le bien-être, c’est-à-dire sans la condition de sa jouissance. Il y a là sans doute, au contraire de l’alternative dans laquelle le texte d’Agamben essaie de nous enfermer (bien-être vs. liberté), une piste sérieuse pour élaborer des programmes dont la radicalité n’aurait rien à envier aux doctrines en vogue.
Que, Didier Raoult (4), professeur d’université, directeur d’institut, proche du chef de l’État français, dise son admiration pour l’anarchiste autoproclamé Paul Feyerabend et sa théorie de destruction de la science (5) montre à quel point les théories obscurantistes se sont répandues beaucoup plus largement qu’elles n’auraient dû et servent actuellement les positions politiques les plus nauséabondes. L’ampleur de leur diffusion fait que la nécessité de rompre avec elles n’est pas que l’enjeu d’un débat fratricide au sein de l’extrême-gauche.
Et c’est pourquoi, comme les étudiants chinois révoltés de 1919 avaient choisi le slogan « À bas la boutique à Confucius ! » (6) pour désigner la rupture qu’ils entendaient opérer avec la vieille pensée obscurantiste, nous disons aujourd’hui : À bas la boutique à Agamben ! Bien-être & liberté !
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(1) Jacques Bouveresse, _Le philosophe chez les autophages_, éd. de Minuit, 1984, p. 31.
(2) _Idem_, p. 36.
(3) Elle a été une des devises de la CGT, souvent représentée avec des mains croisées. Plusieurs groupes anarchistes et anarcho-syndicalistes en ont fait leur nom ou leur devise, par exemple le Groupe d’études sociales d’Alphonse Tricheux, membre de la CGT-SR.
(4) Au moment où nous écrivions ce texte, le lien Agamben – Raoult n’était qu’une intuition (mais oui, nous aussi nous en avons). Elle devait être confirmée par les dernières publications du philosophe sur quodlibet, puis lundi.am (édition du 27 avril 2020).
(5) Paul Feyerabend, _Contre la méthode_, 1975.
(6) Jean François Billeter, _Pourquoi l’Europe : réflexions d’un sinologue_, Allia, 2019, p. 52.