Le Conseil Fédéral gouverne par ordonnance depuis un peu plus de deux semaines. Si nous avons pu croire qu’il naviguait à vue dans un premier temps, il ne peut désormais y avoir de doute sur ses priorités ; c’est comme s’il avait été repris en main par ses donneurs d’ordres. En retraçant sur le vif quelques événements de la quinzaine écoulée, on voit se dresser devant nous un tableau monstrueux.
« Les événements se sont succédé à un rythme frénétique. Décisive, cette semaine l’a été notamment concernant la question cruciale de l’arrêt des activités économiques non-essentielles. »
Le 13 mars 2020, le gouvernement édictait la première version de son « Ordonnance 2 COVID-19 ». On peine à imaginer que c’était il n’y a que deux semaines tant les mesures d’alors nous semblent à présent dépassées. Le temps s’accélère et nous nous habituons à grande vitesse à des comportements et des restrictions qui nous paraissaient inimaginables hier. Il y aura, entre le 13 et le 28 mars, huit modifications de ladite ordonnance sans compter les mesures édictées par le biais d’autres ordonnances en lien avec l’assurance perte de gain ou les féries juridicaires par exemple. Le gouvernement a repris des prérogatives aux Cantons et au Parlement et semble, malgré un temps de retard, décidé à dicter le ton.
Désormais, le Conseil Fédéral communique les principales décisions le vendredi après-midi, à la fin de la semaine usuelle de travail. Il a, par exemple, fallu attendre une semaine, du 13 au 20 mars, pour que les premières mesures d’aides économiques conséquentes soient mises en place. C’est en élargissant dans un premier temps le cercle des bénéficiaires du dispositif déjà existant de « Réduction des horaires de travail – RHT » que ces mesures ont principalement été concrétisées.
Un temps de retard : du 13 au 22 mars
Entre le 13 et le 20 mars, Alain Berset incarne presque à lui seul la politique du Conseil Fédéral. Il multiplie les communications jusqu’à ce que son community manager plaisante sur Instagram avec l’humoriste Thomas Wiesel à propos de la calvitie du ministre et de la fermeture des salons de coiffure annoncée lors de la conférence de presse du 20 mars. . C’est durant cette semaine que l’on commence à mesurer la gravité de la situation. Il ne se passe pas un jour sans que l’organisation de la vie quotidienne évolue. Des plexiglas sont installés aux caisses des supermarchés ainsi que d’autres dispositifs de distanciation sociale. La télévision publique modifie massivement ses programmes et multiplie les émissions sur la crise sanitaire, car celle-ci s’aggrave rapidement, notamment au Tessin, premier canton touché par la pandémie de par sa proximité avec le foyer lombard. Les soins intensifs de ses hôpitaux sont rapidement saturés. Étant donné que de nombreux ouvriers résident en Italie, les contrôles à la frontière créent d’immenses bouchons. Ces derniers rendent la poursuite du travail sur les chantiers tessinois et dans les usines impossible, plus encore que la difficulté à respecter les normes d’hygiène. À Genève, pour des raisons similaires, les grandes manufactures horlogères ont fermé les unes après les autres dès le 16 mars. Deux jours plus tard, toujours à Genève les ouvriers arrêtent le travail sur un chantier important de l’Aéroport. Sur demande des syndicats et en accord avec les représentants patronaux locaux des métiers du bâtiment, le Conseil d’État décide la fermeture de tous les chantiers. Le Canton de Vaud ferme quant-à lui uniquement les chantiers publics. Le gouvernement cantonal tessinois, qui ne compte pourtant qu’un membre de gauche (Parti socialiste) dans ses rangs, ordonne l’arrêt de toutes les activités économiques non-essentielles dès le lundi 23 mars. Le gouvernement fédéral décide que les recommandations, comme la distanciation sociale d’au moins 2 mètres, de l’Office Fédéral de la Santé Publique (OFSP) revêtent désormais un caractère contraignant pour l’ensemble de la population et donc également sur les lieux de travail. Lors de la Conférence de presse du 20 mars, Guy Parmelin, conseiller fédéral UDC en charge de l’économie, avait alors admis que les « partenaires sociaux » n’avaient pas encore pu être suffisamment consultés. Les événements de la semaine suivante éclairent ce qu’il entendait exprimer.
Le patronat reprend la main : du 23 au 29 mars
La semaine qui suit semble décisive en termes de restructuration des rapports de pouvoir. Les événements se sont succédé à un rythme frénétique. Décisive, cette semaine l’a été notamment concernant la question cruciale de l’arrêt des activités économiques non-essentielles. Car, jusqu’ici, la tactique du Conseil Fédéral était celle des « petits pas », soit de ne pas prendre de décision forte et rapidement mais de monter crescendo dans les mesures de confinement et d’en appeler à la responsabilité individuelle.
En coulisse, on s’active et on tente de rattraper le retard pris au démarrage. L’OFSP déclare dès le lundi 23 que la décision tessinoise d’arrêt des activités économiques non-essentielles est contraire au droit fédéral. On menace de ne pas octroyer les indemnités RHT aux employeurs genevois des métiers du bâtiment parce que la décision est cantonale et non fédérale. La Présidente d’Unia, plus gros syndicat par le nombre de membres, déclare dans le Blick, le journal le plus lu du pays, que l’arrêt des activités non-essentielles est une évidence. Au pays de la paix du travail et de la domestication des syndicats, sa prise de position sans précédent est comprise comme une déclaration de guerre par le patronat, en tête duquel la puissante fédération Swissmem qui avait déjà critiqué vertement la décision tessinoise. Il se dit qu’en représailles, elle n’a pas été conviée à la table ronde entre partenaires sociaux où on discute « au sommet ». Pierre-Yves Maillard, récemment élu à la tête de l’Union syndicale suisse, donne de gages… mais pas aux travailleurs et travailleuses. En effet, il déclare le 24 mars que si une décision a été prise trop tôt, elle doit pouvoir être changée. Une référence à peine voilée à la fermeture des chantiers genevois et à l’arrêt de l’activité économique tessinoise. En quelques jours, les véritables détenteurs du pouvoir semblent reprendre la main.
Alors que la rencontre des représentants des associations cantonales de médecins ne débouche sur rien, des appels se multiplient sous forme de lettres ouvertes ou de pétitions. Certaines demandent clairement l’arrêt des activités non-essentielles alors qu’une lettre ouverte de médecins publiée, qui reste floue, invite invite le « Conseil Fédéral [à] aller plus loin dans les mesures déjà entreprises ». Lorsque, suite à la conférence de presse du 25 mars, Thomas Wiesel, commentent la décision de maintenir les chantiers ouverts, en écrivant ironiquement « Parce que le coronavirus est visiblement comme les classes moyennes et supérieures, il évite les métiers de la construction », le community manager d’Alain Berset n’a probablement cette fois-ci pas répondu. Parce que les intérêts économiques (comprendre patronaux) priment sur le principe de précaution. Tant pis si les ouvriers ramènent le virus dans leurs foyers, tant pis si nous avons l’expérience italienne comme exemple et une courbe de propagation encore plus rapide du virus. En revanche, le même jour les premières mesures de surveillance de la population par géolocalisation avec l’aide de Swisscom, la compagnie de téléphonie nationale et responsable du réseau, sont annoncées.
Mais les contradictions existent aussi en Suisse. Le vendredi 27 mars, le Conseil Fédéral autorise la décision d’arrêt de l’économie prise par le Tessin en fixant des règles extrêmement strictes dans son ordonnance. C’est une concession du gouvernement fédéral aux Cantons dans le rapport de force qui s’est manifesté.
Le Conseil fédéral de son côté ne décidera pas le confinement généralisé. Il en reste à l’heure actuelle à une injonction contradictoire où il invite la population à « rester chez soi » sans l’y obliger tout en continuant à autoriser le travail dans l’économie non-essentielle. Les rassemblements de plus de 5 personnes et le non-respect des mesures de distanciation sociales (2 mètres) sont réprimés mais, sur les chantiers, dans les call-centers et autres lieux de travail, aucun inspecteur ne vient vérifier le respect des mesures d’hygiène : ces derniers ont été réquisitionnés pour vérifier les demandes de RHT.
Quelle suite ou comment éviter le pire des mondes ?
Si la semaine qui vient de s’écouler a eu son lot de rebondissements et qu’il est difficile de prédire l’avenir, il y a quelques signes avant-coureurs de ce qui pourrait nous arriver. À savoir une situation où nous serions toutes et tous confiné.e.s à domicile avec la possibilité de sortir seulement pour travailler et acheter des produits essentiels. En d’autres termes, un maintien de l’économie à tout prix, et l’interdiction de tout autre déplacement.
Il apparaît clairement que c’est uniquement sous une pression très forte et par des coalitions larges que le Conseil Fédéral consent à contredire les intérêts patronaux. L’expérience tessinoise le montre. Cela signifie donc qu’il est possible d’infléchir la ligne gouvernementale. Mais à quel prix ?
Suivant encore la politique des « petits pas », la mise en place de la surveillance via Swisscom ne pourrait être qu’un test avant une forme de surveillance plus importante. Cette surveillance généralisée des déplacements permettrait des mesures plus ciblées contre des individus. On pourrait imaginer, par exemple, retracer les contacts sociaux d’une personne atteinte du virus et les mettre en quarantaine comme cela est déjà le cas dans d’autres pays. Aux yeux des représentants patronaux qui dirigent le pays, elle présenterait l’avantage de permettre la continuation des activités économiques. Il s’agirait évidemment d’une violation profonde de notre sphère privée individuelle. Mais au rythme où vont les choses et à la vitesse de notre accoutumance, il se pourrait qu’aucune voix audible ne s’y oppose le moment venu.
Cette réalité dans laquelle, pour préserver la machine économique, on surveille massivement et on sélectionne les vies qui méritent d’être sauvées, peut sembler un scénario fou ou digne de la science-fiction. Mais, il y a quelques semaines encore, qui aurait prédit ce que nous vivons aujourd’hui ? Face à ce scénario d’une société totalement policée à l’aide de la technologie et où se rendre à son travail serait la dernière liberté de mouvement non réprimée, il semble plus important que jamais de construire dans l’urgence des coalitions larges et de se rassembler autour de la revendication de l’arrêt des activités économiques non-essentielles. Face à la crise, nous ne pouvons faire qu’attendre, il faut passer à l’offensive.