Parmi les 100 000 prisonniers des 68 prisons péruviennes, qui ont une capacité de 38 000 personnes, le désespoir est total. Sans que les chiffres ne fassent l’unanimité, on parle d’une dizaine de décès par covid-19 et de centaines de personnes infectées. À la prison de Castro Castro, les récentes protestations, pour obtenir des mesures de sécurité face à la maladie et des médicaments, ont donné lieu à une répression que nous avons pu voir sur des images dures et choquantes. Le bilan de 9 morts et de dizaines de blessés fait peser une atmosphère très lourde. L’annonce de la libération de prisonniers, pour remédier à la situation, reste en suspens. Par ailleurs, à Lima, il existe encore une autre prison avec des conditions spéciales. Située sur la base navale du Callao, elle ne compte que six personnes : cinq prisonniers politiques et Vladimir Montesinos, un ancien chef du renseignement sous Fujimori, qui avait lui-même ordonné la construction de cette prison. Placé à l’isolement depuis des années, Víctor Polay Campos est l’un des prisonniers politiques de Callao.
Cet article est le deuxième de la série « criminalisation et punition en prison, sous Covid 19 ». Par Emilia Igreda.
« Pendant des années, quand je ne te voyais pas à cause de la captivité, j’avais la certitude que nos regards se croiseraient à nouveau, maintenant je vis en sursis cet enfermement et seul l’appel hebdomadaire me calme. Entendre ta voix de l’autre côté.«
Némésis, la déesse de la vengeance, est le nom que l’on donne à la prison de la base navale du Callao où Victor Polay, commandant en chef du Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA) – une organisation politico-militaire qui a mené une insurrection armée dans le pays dans les années 1980 – a été détenu 25 ans, sur les 28 ans qu’il a passés en prison. Dans cette base de la côte Pacifique, les prisonniers se comptent sur les doigts de la main et les visites sont minutieusement contrôlées.
Une proche : « … j’arrive dans la précipitation des soucis quotidiens, la voiture a traversé à toute vitesse les quartiers les plus pauvres et les plus violents du port du Callao. Au bout de quarante-cinq minutes, je suis devant un poste de contrôle tenu par deux marins qui portent des armes de guerre et ne laissent entrer personne. À partir de là, il y a une grande tension de la part des agents de la marine en uniforme, certains armés ; je dois me présenter et expliquer la raison de ma présence à tout le personnel que je rencontre, en plusieurs points de contrôle le long du chemin. Silencieuse, calme, acceptant tout, sachant qu’après cela je verrai Victor… »
Né à Callao le 6 avril 1951, Victor Polay Campos est issu d’une éminente famille apriste (n.d.t. : l’APRA est l’Alliance populaire révolutionnaire américaine), fondatrice de l’un des plus anciens partis du Pérou, au sein duquel il a milité durant son enfance et sa jeunesse. En 1972, il est arrêté pour la première fois et accusé par la police de participer à des activités contre la dictature militaire. À cette occasion, il est détenu plusieurs mois à la prison de Lurigancho, située dans l’un des quartiers les plus denses d’Amérique latine avec près d’un million et demi d’habitants. Aujourd’hui, cette prison, située à un kilomètre à peine de Castro Castro, est la plus surpeuplée du pays. Les prisonniers, du haut des pavillons, protestent pacifiquement en réclamant le droit à la vie. « Nous ne voulons pas mourir », « Nous voulons des tests covid ». Le Pérou est aujourd’hui le pays qui compte le plus grand nombre d’infections dans la région, derrière le Brésil.
À sa libération, Victor se rend en Espagne et en France pour étudier la sociologie et l’économie politique à l’Université Complutense de Madrid et à La Sorbonne à Paris. En Europe, il quitte l’APRA et rejoint le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR). Cinq ans plus tard, lors de son retour au Pérou, son engagement et son militantisme politique révolutionnaire le conduisent à rejoindre le MRTA.
En 1989, il est arrêté dans la ville andine de Huancayo, où il rejoint le contingent de prisonniers du MRTA et entre dans la prison de Canto Grande, considérée comme la première prison moderne de sécurité maximale du pays. Dès la première minute d’enfermement, les prisonniers du MRTA organisent une évasion. A l’image des célèbres évasions des Tupamaros à Montevideo et de la prison de San Carlos au Venezuela, avec 47 camarades ils réussissent, en 1990, à s’échapper par un tunnel construit de l’extérieur vers l’intérieur, pour poursuivre les activités du mouvement. Deux ans plus tard, Victor est capturé à nouveau et détenu dans la prison de Yanamayo, dans les hautes terres, à plus de 4000 mètres d’altitude. Cette arrestation coïncide avec l’auto-coup d’État de Fujimori, qui a dissous le Congrès pour intervenir sur le pouvoir judiciaire et établir une dictature qui viole tous les droits de l’homme.
Victor Polay : « Avant de quitter la prison de Yanamayo, nous avons été torturés (pour nous faire baisser la tête, comme on le fait avec les taureaux avant qu’ils entrent dans l’arène) et ils nous ont mis des uniformes rayés. Pendant le voyage, ils ont menacé de me jeter de l’avion sur ordre de Fujimori, mais nous n’avons jamais cessé de résister et de protester.
Une fois à la base navale, ils nous ont pris toutes nos affaires. Ils nous ont donné une combinaison, avec deux paires de chaussettes et deux caleçons, comme seuls vêtements. Nous n’avions de contact avec personne et ils ne nous nourrissaient qu’à travers une petite fenêtre. Ils nous traitaient de façon agressive, écrasante. Le personnel était cagoulé. »
Pendant plus d’un an, Victor est complètement isolé, il est détenu sans voir ni parler à personne. Sa famille a pu lui rendre visite en mai 1994. Il vit alors dans la crainte constante d’être emmené un matin à l’aube pour être abattu.
VP : « Le régime de Nemesis pour les dirigeants du MRTA était un régime de « silence et de réflexion », jusqu’à la chute de la dictature à la fin de l’année 2000. C’était cruel et inhumain. Contrairement aux dirigeants du Sentier lumineux, qui passaient la journée ensemble et qui ont bénéficié d’une série d’avantages soi-disant grâce aux « accords de paix », nous, nous étions isolés, nous ne pouvions sortir dans la cour seuls que pendant 10 minutes et nous ne pouvions pas nous voir. Nous faisions toutes nos activités seuls, nous n’avions pas accès aux livres, aux magazines ou aux journaux, ni à la radio ou à la télévision, ni à un miroir pour nous regarder, ni à une horloge pour savoir l’heure, ni à un calendrier pour savoir quel jour nous étions. Les visites des familles étaient de trente minutes par mois, et avec le commandant à côté. »
Jusqu’au retour de la démocratie, le régime qui gouverne « la déesse de la vengeance » n’a pas changé. Pendant plus de 10 ans, des conditions de détention abjectes ont été maintenues. Aujourd’hui, les parents directs de Victor peuvent partager trois heures par semaine avec lui. Mais le régime d’isolement dans lequel il vit n’a pas changé. Une sorte d’éternité monstrueuse.
Une proche : « … je suis dans ce qu’ils appellent le CEREC, le Centre de réclusion du Callao. Un bâtiment avec de hauts murs et des clôtures, entouré de fils barbelés au milieu de nulle part, à l’intérieur de la base navale du Callao. Personne ne sait exactement où elle se trouve, parce que tous les visiteurs y sont amenés dans un véhicule complètement fermé. Dès que je sors du véhicule, je me moque des heures d’attente, de l’ambulance dans laquelle nous sommes transférés, totalement hermétique et étouffante, du traitement hautain des agents, puis de la fouille minutieuse. Rien de tout cela n’a d’importance si c’est pour te voir, si c’est pour te parler trois heures par semaine. Si c’est pour tenter le bonheur dans ce temps infini, dans ces deux mètres carrés sans fenêtres, sans air et avec des geôliers écoutant tout. »
Avec tant de silences accumulés et tant de temps incrustés dans les plis de la peau, Nemesis cherche à ce que les prisonniers se perdent eux-mêmes. Il est surprenant de voir à quel point les êtres humains sont capables de résister.
VP : « Nous, les dirigeants du MRTA qui nous trouvions dans ces conditions, ne nous sommes jamais inclinés, et n’avons jamais été prêts à signer un quelconque soutien à la dictature. Lorsque, en 1998, nous avons appris que les jeunes avaient rompu avec la peur et s’étaient mobilisés dans les rues, nous avons entamé une grève de la faim de 30 jours, dans le but de faire passer le message que, depuis l’endroit le plus contrôlé par la répression, il était possible de résister et de lutter. »
Dans le contexte actuel, la crise de covid-19 aggrave encore la situation de vulnérabilité du corps social carcéral de milliers d’âmes au Pérou et dans le monde.
Avec toutes les visites suspendues, sur la base la solitude est totale. L’ancien temps revient dans le nouveau. Depuis le 16 mars, date du début de la quarantaine, la peur fait trembler les familles des prisonniers.
Une proche : « Maintenant, la mort est si proche. Chaque jour nous parviennent des informations sur les quartiers, les hôpitaux et les prisons où les victimes de la pandémie sont de plus en plus nombreuses. L’anxiété et l’angoisse me parcourent et je me demande comment tu te sens dans ce lieu froid et lointain, où un jour ils ont menacé de te tuer en plaçant deux cercueils devant la porte de ta cellule. Comment la vie se passe-t-elle pour toi ces jours-ci ? Es-tu vraiment en sûreté ? Pendant des années, quand je ne te voyais pas à cause de la captivité, j’avais la certitude que nos regards se croiseraient à nouveau, maintenant je vis en sursis cet enfermement et seul l’appel hebdomadaire me calme. Entendre ta voix de l’autre côté. »
L’épée de Damoclès sera toujours là, sachant qu’à plusieurs reprises Victor a échappé à la mort. Maintenant que ce virus parcourt le monde, il faut espérer que les détenu.e.s de Nemesis soit épargnée.