La santé publique en régime néolibéral : l’exemple du CoVid-19

La santé publique en régime néolibéral : l’exemple du CoVid-19

Les manières de voir, de penser et de pratiquer la santé publique sous le régime néolibéral engendrent de nombreux problèmes. Si nous subissons leurs conséquences depuis longtemps, aujourd’hui, elles se donnent à voir plus clairement en pleine crise du CoVid-19. Elles nous affectent ici et maintenant. Si, en tant que collectif, nous nous y intéressons, c’est dans l’optique de mieux comprendre ce que ces discours et ces pratiques sanitaires provoquent afin de renforcer l’envie et les moyens de s’en défaire. La première étape en quelque sorte d’un chemin dont l’objectif n’est pas la critique pour la critique, mais la recherche active d’autres manières de prendre soin, de soigner et de prévenir.

Par la publication de ces réflexions en cours, nous désirons participer à la construction d’un «commun» sur la santé. Le choix de citer des extraits de témoignages récoltés ou de paroles tirées d’articles de journaux répond à la volonté d’ancrer notre réflexion sur des expériences rapportées sur le moment. A l’avenir, elles pourront également servir de traces tant de l’actualité de cette période, que de manières d’y donner du sens.

Cette première partie part de questionnements sur les cadrages (1) de la santé publique, tout en s’intéressant aussi aux pratiques néolibérales dans le domaine de la santé. C’est ainsi que nous revisitons la pénurie des masques et des tests qu’a connu la Suisse pour en souligner son caractère construit. Nous nous penchons sur deux cadrages en particulier : la responsabilité individuelle et l’individualisation des risques, ainsi que la métaphore guerrière. Concernant cette dernière, nous proposons de renverser la question martiale en une question sociale et de passer de l’acceptation d’un ennemi invisible à celle d’un ennemi très visible : la classe capitaliste. Nous y détaillons des inégalités d’accès à la prévention dans la crise sanitaire du CoVid-19 en Suisse.

Partie I. Une amorce : les cadrages de la santé publique qui la dépolitisent

De tout cadrage – c’est-à-dire une certaine manière de regarder et de définir un problème social – découle des solutions associées. Ce faisant, un cadrage exclut aussi d’autres façons de penser ce problème et de le résoudre. Tout en éclairant certaines réalités sociales, il en masque d’autres. Les cadrages ne sont pas de simples pensées ou idées désincarnées, ils ont des conséquences sociales très concrètes. Certains cadrages visent à dépolitiser les sujets abordés. La santé publique connaît ce phénomène et les réponses apportées à la pandémie du CoVid-19 en constituent un exemple.

Faire la guerre aux microbes (2) ainsi que placer l’individu au centre de la bataille sont des cadrages qui paraissent aussi banals qu’évidents. Alors pourquoi s’y arrêter ? Parce que rien n’est pure description. Le choix de métaphores ou de focus ne sont pas de purs hasards et ne sont pas sans conséquences. Trois questions nous guident : dans le cadre de la crise du CoVid-19, que viennent justifier les cadrages du dispositif sanitaire ? Que produisent-ils ? Et qu’empêchent-ils de penser ?

Pour commencer, nous revenons sur quelques effets du néolibéralisme sur la santé pour pouvoir parler ensuite de deux cadrages en particulier. Il s’agit de partir du global pour arriver ensuite au cas de la Suisse.

Des cadrages déterminés par les processus d’accumulation du capital

 

Dans le monde néolibéral, les cadrages du domaine de la santé sont fortement déterminés par les processus d’accumulation du capital. Comme tous les phénomènes du monde social, ils subissent une forme de naturalisation qui laisse penser qu’ils sont les seuls possibles, qu’ils ne relèvent pas d’autres choix que de ceux dictés par la raison. La difficulté de la critique est double. D’une part, il s’agit de faire voir les déterminants politico-économiques de choix que tout contribue à présenter comme techniques et naturels. D’autre part, il s’agit de ne pas s’enfermer dans la construction de modèles exemplaires qui, s’ils permettent d’apercevoir des alternatives aux options dominantes naturalisées et donc de comprendre celles-ci pour ce qu’elles sont, finissent par ne constituer que des segments du marché de la santé renforçant l’individualisation du rapport à la santé.

Les cadrages que nous relevons ici semblent s’articuler pour donner une image de la santé publique – et nous pouvons nous demander si cette expression a encore un sens – en régime néolibéral. Ils ne sont pas seulement des dispositifs idéologiques (des manières de représenter le réel et d’orienter l’action). Ils sont aussi des conséquences du régime présent d’accumulation du capital.

La déclaration d’Alma Ata (3) de 1978, rappelle Alison R. Katz, représentait un « projet révolutionnaire de justice sociale dont le slogan était La santé pour Tous en l’an 2000. Le projet identifiait la pauvreté et l’inégalité comme déterminants majeurs des maladies et des morts prématurées et évitables (qu’elles soient épidémiques ou endémiques) » (4). Les autorités internationales de la santé publique ont radicalement modifié le cadrage de la santé en passant de la santé pour tout le monde à la santé marchandise (5).

Le cadrage de la santé comme marchandise s’accompagne de différentes pratiques dont le sous-financement des systèmes de santé publique représente un exemple criant. L’historien des sciences Guillaume Lachenal propose de tirer quelques leçons de l’expérience des pays du Sud en mettant en avant qu’ils « ont expérimenté, avec vingt ou vingt-cinq ans d’avance, les politiques d’austérité sous des formes radicales. Le néolibéralisme précoce s’est déployé au Sud, notamment dans les politiques de santé. Il est à l’arrière-plan des épidémies de sida et d’Ebola. […] Au Sud, les États se sont vu contraints de couper dans leurs dépenses de santé publique au profit du privé et de la philanthropie. » (6) La crise du CoVid-19 rend le sous-financement des systèmes de santé publique flagrant pour un plus grand nombre de personnes dans les pays du Nord. En revanche, son orchestration, le fait que ce ne soit pas le fruit d’un malheureux hasard, d’une simple erreur de gestion, demeure peut-être moins lisible.

Or, le CoVid-19 a rendu particulièrement visible le manque de ce qui, selon les spécialistes de santé publique, constitue l’essentiel pour gérer une épidémie : le matériel médical et le personnel de santé. Le caractère façonné de la pénurie de matériel médical a mis quelques semaines à devenir un fait difficilement réfutable en Suisse et aujourd’hui dénoncé de manière transversale. Cet exemple permet de comprendre les liens entre des pratiques d’accumulation du capital et certains cadrages de la santé.

Une pénurie façonnée : l’exemple des masques et des tests

 

En Suisse, comme dans d’autres pays, un objet aussi banal et crucial que le masque a dramatiquement manqué dans les premières semaines de la pandémie. Au début de la crise du CoVid-19, la Suisse exportait encore des masques, avant de devoir en acheter à un prix nettement plus élevé. Alors que le pays manquait de masques, même pour le personnel de la santé, les autorités de santé publique en Suisse (Office fédéral de la santé publique – OFSP) ont appelé qui le pouvait à donner ses masques. Au même moment, des masques FFP2 et FFP3 – ceux munis d’un filtre, utilisés par le personnel de santé – continuaient de quitter la Suisse, principalement à destination de la Chine, de Hong Kong, de l’Allemagne et de l’Italie. Ce n’est pas moins de 25 tonnes, rien que pour les premiers mois de l’année 2020 qui ont été exportés. Une augmentation colossale comparée au 13 kilos exportés durant toute l’année 2019. Le vice-président de PharmaSuisse livre sans détour les raisons : « Des intermédiaires ont acheté beaucoup de masques juste avant le déclenchement de la crise. Puis, ils les ont revendus là où il y avait la meilleure offre » (7). Une manœuvre typique de la logique du marché d’un régime néolibéral, qui a rapporté beaucoup d’argent à des entreprises privées. Les chiffres de l’Administration fédérale des douanes (AFD) nous apprennent que les masques vendus en moyenne à 20 francs/kg au mois de janvier, ont trois mois après, été vendus en moyenne pour 205 francs/kg.

Mais il y a plus ironique encore. S’appuyant sur les données de l’AFD, des journalistes notent que « la Suisse a acheté 108 tonnes de masques FFP2 et FFP3 lors du premier trimestre 2020. C’est sept fois plus que durant la même période en 2019. Les pays d’origine de ces produits sont la Chine, le Japon, l’Allemagne et Hong Kong. Soit les mêmes États qui ont reçu le matériel helvétique » (8).

En parallèle, quels sont les discours et les recommandations sur le port du masque en Suisse ? Courant mars 2020, alors que les masques manquent en Suisse, le Conseil fédéral soutient que le port généralisé de ceux-ci n’est pas utile. Nous aurions naïvement pu penser que les autorités politiques se basent sur les connaissances scientifiques en leur possession pour penser une action de santé publique et non sur leurs capacités à la mettre en œuvre. Il n’en est rien. Après avoir tenu le propos inverse, les autorités politiques admettent le 6 avril 2020 que le port du masque n’est pas inutile. Le médecin-chef des soins intensifs de l’hôpital public de Genève (HUG) le disait déjà à demi-mots en évoquant, à l’antenne de la télévision RTS, que même un foulard valait mieux que rien (9). Pourquoi ce changement de discours du gouvernement suisse ? Parce qu’à présent, le stock de masques disponibles le leur permet. En effet, un avion parti de Shanghai en a déposé quelques 2,5 millions à Genève.

« Désormais, les autorités affirment que le masque ne suffit pas. Tout est dans la nuance »

ironise une journaliste du Courrier. Mais l’affaire ne s’arrête pas là.

« Faire figurer le port du masque dans les recommandations de l’OFSP aurait, du fait de la pénurie, obligé un certain nombre d’entreprises et d’industries non essentielles à fermer. »

explique encore celle-ci. Et de rappeler comment les deux géants de la grande distribution en Suisse, Coop et Migros, ont tout simplement, dans un premier temps, interdit le port du masque à leurs caissières. (10)

Le rapport de l’Office fédéral pour l’approvisionnement économique (OFAE) de 2019 donne un éclairage sur le stock stratégique de la Suisse : le pays disposait de 186 000 masques FFP2 et FFP3 alors qu’on en aurait eu besoin de 745 000 pendant les trois premiers mois, s’il avait fallu faire face à un nouvel agent pathogène. Mais ce rapport de l’OFAE conclut par une invitation à ne rien changer : les économies priment! Notons au passage que d’après Rudolf Strahm, le responsable des médicaments de cet office est directeur chez ViforPharma11. La découverte de ce rapport a choqué, du Collectif Grève du Climat suisse à une conseillère nationale du Parti écologiste suisse qui affirme :

« On considère dans ce pays que la santé est une charge et nous analyse donc les besoins presque uniquement en fonction de ce qu’ils pourraient coûter. […] on ne se permettrait jamais autant de légèreté avec les équipements militaires. » (12)

Deux ans auparavant, en 2017, l’OFAE renonçait à donner des consignes aux hôpitaux et aux cantons en matière de stockage, chacun fait comme il veut car « les acteurs de la santé craignaient les coûts élevés du stockage » (13). La logique capitaliste : stocker en fonction des économies désirées (qui profitent à certains) et non en fonction des besoins estimés (qui auraient profité à tout le monde). Rappelons l’impact qu’a eu cette pénurie de masques au début de cette crise sanitaire : du personnel de santé travaillant sans masque ou devant réutiliser un masque à usage unique (notamment dans les EMS (14) et les soins à domicile), les autorités sanitaires communiquant que le port du masque par la population n’était pas nécessaire avant de revenir en arrière, un gouvernement qui n’en distribue pas (faute d’en avoir) et enfin des employeurs autorisés à forcer leurs employé·e·s à travailler sans protection.

En Suisse, les masques ne sont pas l’unique matériel médical qui ait manqué dès le début de la crise du CoVid-19. Des produits nécessaires pour fabriquer des tests de dépistage, des réactifs, ont également fait défaut. Ceux-ci étaient importés notamment des États-Unis et d’Allemagne. Or, avec l’avancement de la pandémie, ces pays ont réduit leurs exportations de réactifs. Le gouvernement, craignant de manquer de tests, n’a pas opté pour un dépistage massif et a réservé ceux-ci au personnel de santé et aux personnes âgées et vulnérables. Au début du mois de mars, le problème d’approvisionnement en tests résolu, la stratégie du Conseil fédéral est modifiée et des tests sont effectués, jusqu’à 10’000 par jour. Seulement, voilà qu’une fois le problème du manque de produits réactifs réglé, un autre surgit. Cette fois-, ce sont les écouvillons qui manquent, ces longs bâtonnets qui servent à prélever les sécrétions dans la gorge. L’amplitude de la population que le gouvernement décide de tester étant dépendante du stock de bâtonnets, la carence de ces derniers a représenté un frein à un dépistage plus large. Ce sont donc à nouveau les stocks de matériel qui dictent les recommandations et les pratiques de santé publique. De plus, encore une fois, le gouvernement, lorsqu’il arrive enfin à obtenir ce matériel médical, se retrouve à devoir le payer au prix fort (15).

En somme, ne disposant pas de tests en nombre suffisant, le Conseil fédéral n’a pas pu prendre l’option de tester massivement sur un temps conséquent. Ainsi le dépistage, une stratégie centrale du dispositif de prévention du CoVid-19 selon les scientifiques (16), n’a pas pu être mené largement. Les logiques de marché sont l’une des principales causes de cette pénurie de tests. Il en existe d’autres, comme le fait que le plan pandémie de la Suisse a été basé sur un scénario de grippe qui ne nécessite pas de tels test. Cette pénurie n’a donc pas été anticipée (17). Dans un rapport daté de 2018, l’ancien chef de l’OFSP annonçait « déjà le problème majeur qu’a révélé la crise : la forte dépendance de la Suisse par rapport à l’étranger concernant l’approvisionnement en biens médicaux. En quittant l’ère de la guerre froide, l’on est passé en Suisse d’une politique de stock à une logique d’achats en flux tendu. C’est celle-ci qu’il faudra remettre en question. » (18)

Alors que la Suisse est à court de masques, de tests de dépistage et de personnel de santé, au point de rappeler des retraité·e·s, d’engager des étudiant·e·s et de faire intervenir l’armée et la protection civile, deux cadrages classiques de la santé publique suisse se déploient : l’individualisation du risque et la responsabilisation des individus couplées à la métaphore guerrière.

Risques et responsabilité sanitaires : un problème individuel

 

Tout en reproduisant, dans certaines situations de travail et de logement, les conditions idéales de propagation du CoVid-19 et en les imposant à une partie de la population, le Conseil fédéral n’a de cesse d’enjoindre les citoyen·ne·s à être responsable, c’est à dire suivre les règles de semi-confinement qu’il dicte. Au point de donner l’impression que tout repose sur le comportements et les gestes responsables des individus. Cette tendance dépasse évidemment l’État. C’est ainsi que la Société suisse des entrepreneurs (SSE) tente de reporter la responsabilité du respect des normes sanitaires sur les travailleurs et les travailleuses en les obligeant à signer une « auto-déclaration » selon laquelle c’est à elles et eux « d’appliquer les mesures de protection » (19).

L’individualisation du risque est une caractéristique centrale de différents dispositifs de prévention et de soins de maladies transmissibles, comme le VIH, la tuberculose et maintenant le CoVid-19. Les actions publiques leur étant dévolues, souvent conceptualisées et communiquées comme des guerres ciblant des microbes, se mènent à au niveau de l’individu et plus précisément de son corps, vu comme une potentielle forteresse à microbes. Ce cadrage transforme le risque en menace logée au sein même de la personne. Cette manière de voir dissimule souvent les phénomènes extérieurs, conséquences des politiques néolibérales : inégalités d’accès aux soins et à la prévention, promiscuité des logements, risques au travail, précarité sous diverses formes. Ce cadrage exhibe les causes individuelles et simultanément gomme les causes systémiques et sociales de la maladie.

L’individualisation du risque s’accompagne de la responsabilisation de l’individu. En réponse au vieux dilemme de la santé publique: la responsabilité de la santé incombe-t-elle à l’individu ou à la société? – la santé publique actuelle en régime néolibéral penche davantage pour la responsabilité individuelle.

L’individualisation du risque ouvre par ailleurs le champ au contrôle des individus : dans le cas du CoVid-19, surveillance des regroupements par la police et des caméras, par la mobilisation de la protection civile dans les parcs, par la surveillance de nos déplacements via nos téléphones ou le contrôle de nos statuts sanitaires par des tests peut-être à venir…

Métaphores et comparaisons guerrières

 

Dans son Ordonnance 2 sur les mesures destinées à lutter contre le coronavirus (COVID-19) datée du 13 mars 2020, le Conseil fédéral écrit que cette dernière « ordonne des mesures visant la population, les organisations, les institutions et les cantons dans le but de diminuer le risque de transmission du coronavirus (COVID-19) et de lutter contre lui ». S’en suivront différents usages du cadrage guerrier en Suisse, dans la presse, par des journalistes et des personnes interrogées (20), et dans des communications écrites, par l’industrie et le patronat (21). Ailleurs également. Le 16 mars, Macron énonce :

« Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire certes. Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse. »

Il n’y a rien de nouveau. Les médias, les autorités nationales et internationales de la santé publique, tout autant que les scientifiques et le personnel de santé (22) font usage d’un champ lexical guerrier pour décrire les actions publiques mises en place en réponse à différentes maladies transmissibles telles que le HIV, la tuberculose, le virus d’Ebola, le H1N1 ou le CoVid-19. Le cadrage transversal de « la lutte contre » constitue une façon de réagir collectivement aux problèmes qu’engendrent ces épidémies.

Dans les productions scientifiques médicales, le corps est décrit comme un champ de bataille et le système immunitaire comme un système de défense contre des agents, une sorte d’envahisseurs étrangers. Le corps est représenté à l’image d’un état-nation qui poste à ses frontières un système de surveillance pour se protéger des envahisseurs étrangers (23). Dans le monde médical, il est d’usage d’employer des métaphores militaires : « C’est l’imaginaire de la guerre et du combat qui sous-tend quotidiennement la relation entretenue avec la maladie et la thérapeutique. » (24) Les cadrages sont sujets à modification et ne sont pas identiques partout. Rien ne permet de penser que la conception occidentale d’un corps comme zone de combat soit universelle ou naturelle. De surcroît l’image d’un combat , à l’intérieur du corps n’a pas existé de tout temps (25). Cependant, l’histoire de l’immunologie et de l’épidémiologie sont « parfaitement en phase avec l’idéologie néolibérale, pour laquelle la vie sociale est de toute façon une lutte permanente » (26). La sociologue Marie-Christine Pouchelle posait une question qui demeure ouverte :

« Quant au « combat » contre la maladie, qui dans son principe implique parfois la victoire à tout prix, et donc la production de pathologies iatrogènes (27), peut-on imaginer qu’il cesse ? » (28)

Hors du champ médical, on retrouve les métaphores guerrières, par exemple dans le travail de la police. Tant aux États-Unis qu’en France, le cadrage du « contrôle de la criminalité » a été remplacé par celui de la « guerre contre le crime ». Défendant l’idée que la « rhétorique guerrière a un coût », l’anthropologue Didier Fassin met en avant l’une des conséquences du cadrage guerrier : « par un effet de rhétorique qui élude les enjeux de ségrégation et d’inégalités pour se focaliser sur les seuls problèmes de désordres et de violences, la question sociale se transforme en question martiale » (29).

Pour un renversement de la question martiale en une question sociale

 

Par le cadrage guerrier, les gouvernements créent artificiellement un « Nous » contre un « ennemi ». Il est intéressant de noter qu’existe simultanément une individualisation des responsabilités et une exhortation à être une communauté nationale au combat. En Suisse, la mobilisation de l’armée mais surtout de la protection civile participe à cela. Ces dispositifs renforcent l’idée « d’union sanitaire nationale ». Une union sanitaire nationale qui face aux inégalités détourne le regard refusant de prêter attention aux différences dans l’accès aux soins ainsi qu’aux différences quant aux conséquences économiques de la crise. Il sera en effet d’autant plus facile de faire payer à tout le monde, indifféremment du revenu de chacun, le coût de la crise puisque que nous sommes tou·te·s ensemble dans cette guerre.

L’idée que nous serions toutes et tous, ensemble, dans cette guerre masque de nombreuses inégalités. A commencer par qui est au front, qui n’a d’autre choix que d’aller travailler dans des conditions risquées, qui est plus exposé aux risques, qui meurt ? Mais encore, quelles sont les différences dans les conditions de confinement et dans les conséquences économiques de la crise. En temps ordinaire, le travail des soins à la personne est peu valorisé qu’il soit rémunéré ou non. Le CoVid-19 fait davantage apparaître ceux et celles qui sont au front et exercent des métiers essentiels. Ce sont des femmes, des personnes mal payées et souvent racisées. Elles travaillent dans les soins, la vente, le nettoyage, la livraison, etc. Cependant, cette soudaine visibilité ne s’accompagne pas de l’objectif de revalorisation de ces métiers, ni d’améliorations des conditions de travail (en terme de pénibilité, de manque de personnel ou d’augmentation des bas salaires) qui se pérenniseraient au sortir de la crise.

De nombreux journaux ont insisté, sur le mode de la révélation, en dévoilant des inégalités et le rapport inadéquat entre l’utilité sociale d’un métier et sa rémunération. Cette insistance médiatique permettra précisément d’annuler l’effet durable de cette prétendue révélation d’un fait largement connu. Les ouvriers, les ressortissants de territoires colonisés qui ont combattus durant la Première guerre mondiale ont été applaudis et célébrés aussi longtemps qu’on a eu besoin d’hommes à envoyer au front. La stratification sociale ne devait absolument pas être bouleversée au sortir de la guerre.

Revenons justement au cadrage guerrier dans le champ de la santé. Si guerre il y a : qui est l’ennemi ? Les microbes sont les premières cibles des luttes contre les maladies transmissibles. La guerre aux microbes que représentent les luttes contre différentes maladies transmissibles en Suisse se mène principalement à l’échelle de l’individu et plus particulièrement de son corps envisagé comme une citadelle à microbes. Ce cadrage guerrier se combine au cadrage individuel, c’est-à-dire à l’incorporation des risques dans les individus et à l’individualisation du risque.

Il y a différents impacts de ce cadrage guerrier dans le champ de la santé. L’un deux, c’est la stigmatisation de personnes ou de groupes d’individus. Lorsque la cible des actions publiques glisse de la maladie aux malades, aux personnes considérées à risque ou désignées comme responsables de la perpétuation d’une épidémie (par exemple lors des épidémies de tuberculose ou sida ce sont les personnes sans abris, les personnes migrant·e·s, les hommes homosexuels qui ont été stigmatisés). La riposte « Fight AIDS not people with AIDS », slogan des militant·e·s d’Act Up, illustre la tentative de groupes définis comme à risque de redéfinir la cible de la lutte. Concernant le CoVid-19, des personnes identifiées comme chinoises ont été la cible de stigmatisation dans différents pays. Si cela n’a pas défrayé la chronique en Suisse, les échos de ce genre de réactions n’ont pas manqué. Par exemple, le 4 mars 2020 lors d’une formation en langue, les étudiant·e·s au lieu de s’asseoir aux places habituelles se sont écartées d’une personne d’origine chinoise et ont demandé à l’enseignant de faire cours avec la porte et les fenêtres ouvertes (30).

Un autre impact est qu’en ciblant les corps des individus ou des groupes d’individus, ces cadrages guerriers et les dispositifs qu’ils imposent laissent hors-champ d’autres phénomènes sociaux, économiques et politiques. Ces cadrages brouillent les pistes : l’ennemi devient un microbe invisible, une personne ou des groupes (qui sont parfois même accusés d’être partiellement responsable de l’épidémie) alors que le véritable ennemi : le capitalisme et son organisation sociale demeurent hors-champ.

De l’ennemi invisible à l’« ennemi très visible et actif : la classe capitaliste »

 

Si nous décidons de continuer à filer la métaphore guerrière, faute de mieux pour l’instant, changeons alors la cible. L’anthropologue Charlotte Brives fait une proposition similaire lorsqu’elle écrit :  

« Ce n’est pas contre les virus qu’il faut être en guerre, mais bien davantage contre des systèmes politiques et économiques qui, loin d’être conçus pour remédier à la précarité (très différenciée !) des vies humaines et non-humaines, l’instrumentalisent et l’accentuent parce qu’elle est inhérente et indispensable au bon fonctionnement de la domination néolibérale. Alors même que ces systèmes accélèrent la production d’agents pathogènes, avec l’élevage et l’agriculture industrialisés, et leur dissémination, avec la grande intensité des échanges dans l’interconnexion généralisée des espaces. » (31)

Luttons contre les mécanismes ayant mené à cette crise sanitaire (et à celles du siècle passé) : la précarisation d’une partie de la population, les conditions de travail et de logement inadéquates (exiguïté, promiscuité, insalubrité, stress,…); les coupes budgétaires et les logiques du marché (manque de matériel médical et de personnel, …); les intérêts économiques de l’industrie pharmaceutique (choix de ne pas investir dans des secteurs qui ne leur rapportent pas ou pas assez), etc. ! En somme, nous voilà face à un « ennemi très visible et actif : la classe capitaliste » pour reprendre l’expression d’un camarade anonyme (32).

Inégalités face à la prévention

 

Comme le relève David Harvey, il subsiste un imaginaire épidémique selon lequel la société serait touchée de façon transversale, mais cela ne correspond plus à ce que nous pouvons observer aujourd’hui. La célèbre citation de Thucydide sur la peste d’Athènes est remarquable à cet égard :

« A la vue de ces brusques changements, des riches qui mouraient subitement et des pauvres qui s’enrichissaient tout à coup des biens des morts, on chercha des profits et des jouissances rapides, puisque la vie et les richesses étaient également éphémères. […] Nul n’était retenu ni par la crainte des dieux, ni par les lois humaines: on ne faisait pas plus de cas de la piété que de l’impiété, depuis que l’on voyait tout le monde périr indistinctement. » (33)

Tel n’est pas, loin s’en faut, le scénario que nous connaissons aujourd’hui. L’agencement général de la société n’a pas été – et ne sera pas – ébranlé par la pandémie. Comme le reste du temps, les pauvres meurent plus et plus tôt du CoVid-19 : parce qu’ils et elles y sont plus exposé·e·s (impossibilité de se retirer de sa place de travail et promiscuité dans un logement surpeuplé), parce qu’ils et elles souffrent des comorbidités associées à la pauvreté, parce qu’ils et elles accèdent plus difficilement aux soins. Plus nous montons dans l’échelle sociale plus les possibilités de se protéger augmentent.  

Même au journal télévisé, il est dit que « le coronavirus exacerbe les inégalités sociales » (34). Il s’agit d’un constat partagé, en effet la pandémie du CoVid-19 rend plus visibles certaines inégalités sociales et les augmente. En revanche, les façons de voir les causes de cette pandémie et les impacts de sa gestion divergent. Par exemple, là où la RTS voit des oublié·e·s des politiques publiques, nous y voyons des exclu·e·s, c’est-à-dire que nous comprenons que leurs situations sont le fruit de décisions politiques volontaires. La naïveté de circonstance des journalistes qui semblent découvrir ces inégalités sociales est surprenante de la part de celles et ceux qui réclament des preuves pour des phénomènes qui sont largement prouvés par ailleurs et dont il n’y a aucune raison de croire qu’ils ne se produisent pas s’agissant du CoVid-19. A ce sujet, la réponse du géographe Ola Söderström à un journaliste du Temps qui l’interroge sur la réalité de l’augmentation du risque en fonction de facteurs de classe est aussi cinglante que vraie : « La réponse on l’a déjà […] On sait que globalement les personnes les moins aisées sont plus exposées au risques» (35).

Certaines personnes ont plus de risques d’être infectées puisqu’elles sont moins protégées que d’autres en raison de leurs conditions de vie (travail, logement, …), fruits de choix politiques passés et de la gestion de la crise actuelle par le gouvernement. En somme, face au risque d’être infecté-es, nous ne sommes pas toutes égales et égaux et l’État aux ordres des capitalistes y est pour beaucoup.

Durant la crise du CoVid-19, pendant qu’une partie de la société, avant tout les riches, la hiérarchie, les cadres intermédiaires, les managers et une partie de la classe moyenne, est en situation de télé-travail depuis mars 2020, un autre pan de la société, les pauvres, le plus souvent des femmes, des bas salaires, des personnes précaires, des immigré-es travaillent à leurs postes habituels. Parmi ces travailleuses et travailleurs des supermarchés, des EMS, des chantiers, des hôpitaux, de l’aéroport, des institutions médico-sociales, certaines personnes mal protégées voire pas protégées du tout ont témoigné du manque de matériel et de procédures de protection (masque, gels hydro-alcoolique, de procédés permettant de tenir les distances sociales requises, etc.). Un maçon résume ce constat : « notre santé et celle de nos familles valent moins que celle d’autres parties de la société » (36). Au sein d’entreprises et d’institutions, les employé·e·s au «front» observent bien souvent que« la hiérarchie fait du télétravail depuis un certain temps » à l’instar d’une agente à l’aéroport (37) ou d’une éducatrice sociale : « les psychiatres sont en télétravail et les hôpitaux psychiatriques sont débordés» (38). Dans tous ces secteurs, des travailleurs et travailleuses en première ligne tombent malades et certain·e·s en meurent, en France, des soignant·e·s et aux États-Unis, des employé·e·s de l’industrie de la viande.

Le fait d’être plus exposé au risque d’infection peut non seulement affecter la santé d’une personne mais également celle de ses proches et, par extension, de sa communauté. Parfois il s’agit même de collectifs de circonstances (39), plus ou moins temporaires, créés par l’État. Ce dernier impose à une partie de la population des lieux d’hébergements surpeuplés impliquant une promiscuité élevée, et de cette manière il produit les conditions mêmes de la propagation de maladies transmissibles comme le CoVid-19. Pour les personnes sans-papiers, c’est leur exclusion du marché officiel du travail et du logement qui rend leur situation précaire. Certain·e·s, ne trouvant pas à se loger, se retrouvent dans des chambres surpeuplées louées par des marchands de sommeil. A ces différentes personnes, la promiscuité et les risques sanitaires qui en découlent sont imposés de manière directe (obligation d’y vivre) ou indirecte (non-accès un autre logement). Enfin certaines autres personnes sont soit livrées à elles-mêmes, comme un homme en auto-quarantaine dans sa voiture ou des jeunes mineur·e·s non accompagné·e·s (MNA) qui ont faim dans un des pays les plus riches du monde (40). Ou encore comme les milliers de sans-papiers qui en temps normal travaillent mais qui ont perdu leur emploi à cause du CoVid 19. Ceux-ci sont exclus de tout dispositif de protection sociale et se retrouvent à faire des heures de queue pour l’équivalent de 20.- de denrées alimentaires pendant que celles et ceux qui les emploient sont en télétravail ou retiré·e·s dans leur chalet (41).

Hormis quelques réaménagements dans les foyers (transferts de personnes des abris sous-terrain à des foyers «sur-sol» ou à la caserne désaffectée des Vernets à Genève ; tentatives d’isoler à l’intérieur des foyers, des individus malades) et dans les prisons, l’option de vie en collectivité avec promiscuité et risque augmenté d’être infecté·e est globalement maintenue. D’autres options, comme celle de réquisitionner ou d’avoir recours à des chambres d’hôtel vides (42) ou des appartements vacants pour les personnes sans domicile fixe, les personnes en exil etc, n’ont pas été retenues à Genève, ni même celle de libérer des prisonnier·e·s.

Ces différentes situations soulignent l’accès inégal à la prévention de certains groupes en comparaison avec le reste de la population. Elles ne sont pas nouvelles mais aujourd’hui plus visibles, donc encore plus évidentes à dénoncer.

Des cadrages alternatifs et de la difficulté de formuler autre chose

 

En désignant ces cadrages, nous affrontons une double difficulté. Première difficulté, puisqu’ils décrivent la réalité dans laquelle nous baignons, ils ont toutes les chances d’être pris pour des évidences qui dès lors méritent à peine qu’on les mentionne. Seconde difficulté, ces cadrages ne sont plus perçus comme des choix construits, mais comme la seule voie rationnelle. Les acquis des sciences sociales en matière de santé accumulés ces 50 dernières années permettent de tracer un chemin critique très clair pourtant ils semblent presque impossibles à mobiliser pour construire un programme qui puisse faire concurrence au programme néolibéral.

Les propositions qui émergent des partis politiques progressistes européens en matière de santé publique ne consistent plus qu’en des tentatives désespérées de réparer les dégâts du néolibéralisme, essentiellement en injectant de l’argent partout où cela leur semble possible. Or, c’est un changement radical de perspective qui est nécessaire, non seulement parce que le système capitaliste ne fonctionne pas, mais surtout parce que nous ne voulons ni de l’individualisation ni des formes guerrières qu’il promeut.

Au-delà du constat que nous venons de dresser, nous voudrions nous donner les moyens de prolonger le discours critique par une réflexion sur le changement que nous désirons. Ce sera sans doute l’objet de textes à venir.

 

Notes de bas de page

 

(1) Comme un cadre de photographie, le cadrage capte l’attention « en mettant entre parenthèses ce qui, dans notre champ sensuel, est « dans le cadre » et ce qui est « hors cadre » ». Le cadrage participe à raconter une histoire plutôt qu’une autre. Snow, Soule, Kriesi (ed), _The Blackwell Companion to Social Movements_, Blackwell, 2004.

(2) Microbes dans ce texte : mot-valise comprenant tous les agents pathogènes tels que virus, bactéries et compagnie.

(3) Déclaration d’Alma Ata

(4) Alison Rosamund Katz, « Contrôle des épidémies? L’OMS avait la solution il y a 40 ans », CETIM, 16 avril 2020.

(5) L’année dernière, le directeur général de l’OMS lors du sommet mondial de la santé à Berlin s’exprimait avec ces mots : « L’investissement initial de US$14,1 milliards pour la période 2019-2023 représente un excellent rapport qualité prix et va engendrer un retour sur investissement de 2-4 % de croissance économique. Aucune marchandise au monde n’est plus précieuse », cité par Katz.

(6) Entretien avec Guillaume Lachenal, « Le Nigeria est mieux préparé que nous aux épidémies », Mediapart, 20 avril 2020.

(7) « Des Suisses vendent cher leurs masques à l’étranger, Tribune de Genève, 25 avril 2020.

(8) « Des Suisses vendent cher leurs masques à l’étranger », Tribune de Genève, 25 avril 2020.

(9) 19h30, RTS 1, 5 avril 2020.

(10) « Bas les masques », Le Courrier, 7 avril 2020, partagé dans le Suivi du Silure.

(11) « La préparation à une pandémie a été négligée de façon irresponsable », Le Matin Dimanche, 26 avril 2020.

(12) « La Suisse n’avançait pas masquée », Le Courrier, 7 avril 2020, partagé dans le Suivi du Silure.

(13) « Comment en est-on arrivé à manquer de masques de protection ? », La Tribune de Genève, 13 avril 2020, partagé dans le Suivi du Silure.

(14) Établissements médico-sociaux (EMS) : lieux de vie accueillant des personnes âgées nécessitant des soins et un accompagnement de longue durée. Les EPADH en Suisse.

(15) « Face au virus, les défenses de la Suisse ont pris l’eau », Le Matin Dimanche, 3 mai 2020.

(16) «Il est clair qu’il y a eu des goulets d’étranglement dans les tests, confirme [le] président de la task force scientifique nationale sur le coronavirus. Or je suis d’avis qu’il faut tester très largement. D’abord parce que ça permet de mieux comprendre l’épidémie, mais surtout parce qu’on découvre de nouvelles infections, que cela permet de faire du contact tracing, de mettre les gens en quarantaine et de mieux endiguer la maladie.» (« Face au virus, les défenses de la Suisse ont pris l’eau », Le Matin Dimanche, 3 mai 2020).

(17) « Face au virus, les défenses de la Suisse ont pris l’eau », Le Matin Dimanche, 3 mai 2020.

(18) « Sur le papier, la Suisse était prête », Le Temps, 13 avril 2020.

(19) Communiqué de presse de la Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS), 30 mars 2020, partagé dans le Suivi du Silure.

(20) « Soins, transmission, hygiène: comment lutter contre le CoVid-19: Prof de HUG et expert de l’OMS, l’épidémiologiste Didier Pittet est sur le pied de guerre pour faire face à une situation sans précédent. » titre L’illustré. La Tribune de Genève propose une galerie de photo avec le descriptif suivant : « La pandémie met le territoire helvétique au pas. Écoles fermées, confinements, réorganisations des soins: chronologie d’une guerre d’un nouveau genre. » (16 avril 20). Dans la Matinale, une journaliste présente une presque centenaire : « Depuis le début de la crise sanitaire, elle pense beaucoup à la comparaison avec la Seconde Guerre mondiale, qu’elle a vécue au début de sa vingtaine ». Cette femme des Diablerets dit à l’antenne: « La guerre au microbe, c’est un peu comme la guerre, sauf qu’avant on voyait les gens, on s’aidait, on s’embrassait… Tandis que maintenant, on se fuit! C’est une autre guerre parce que là on sait tout, tandis qu’à l’époque on ne savait que ce qui se passait au village.» (6 avril 2020).

(21) « Aujourd’hui, Novartis met gratuitement à disposition des hôpitaux une quantité importante d’hydroxychloroquine afin de traiter les patients atteints du CoVid-19 en Suisse. Ceci va permettre aux patients d’avoir accès à un traitement potentiellement efficace tout en faisant avancer la recherche clinique en matière de lutte contre le virus. » (site internet Novartis). Tandis qu’Avenir Suisse titre: « Accorder plus de liberté aux entreprises pour lutter contre le coronavirus » (Site internet Avenir Suisse, publication, 2 avril 2020).

(22) « Dans une guerre comme celle-ci, on ne peut se permettre de s’exposer à l’apparition de nouveaux foyers de contagion qui risquent de transformer ces centres de convalescence en ‘bombes virales’ qui diffusent le virus », a mis en garde (le) président de la Société de gériatrie italienne. » Le Nouvelliste

(23) Emily Martin, « Toward an Anthropology of Immunology: The Body as Nation State », Medical Anthropology Quarterly, Vol4. N°2, décembre 1990, 410-426.

(24) Marie-Christine Pouchelle, « Pour une histoire et une anthropologie des effets iatrogènes du «combat» contre la maladie », Asclepio, 2002, vol. 54, no 1, p.38.

(25) Martin Emily, _Flexible Bodies: Tracking Immunity in American Culture-from the Days of Polio to the Age of AIDS_, Boston, Beacon Presse, 1994.

(26) Charlotte Brives, « Politiques de l’amphibiose : la guerre contre les virus n’aura pas lieu », Le Média, 31 mars 2020.

(27) Iatrogène : trouble ou maladie provoqués par un·e médecin, un acte médical ou la prise de médicaments, que ce soit ou non dû à une erreur médicale.

(28) Marie-Christine Pouchelle, « Pour une histoire et une anthropologie des effets iatrogènes du «combat» contre la maladie », Asclepio, 2002, vol. 54, no 1, p.49.

(29) Fassin Didier, La force de l’ordre: une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Éd. du Seuil, 2011, pp.70-71.

(30) Communication personnelle, Genève.

(31) Charlotte Brives, « Politiques de l’amphibiose : la guerre contre les virus n’aura pas lieu », Le Média, 31 mars 2020.

(32) FD, « CONJONCTURE ÉPIDÉMIQUE crise écologique, crise économique et communisation », Des nouvelles du front, 17 avril 2020.

(33) David Harvey, « Covid-19 : où va le capitalisme ? Une analyse marxiste », Contretemps, 7 avril 2020.

(34) 19h30, _RTS 1_, 9 avril 2020, partagé dans le Suivi du Silure.

(35) « Qui sont les victimes suisses du coronavirus? », Le Temps, 15 avril 2020.

(36) Notre traduction de l’« Interview: «Baustellen sollten geschlossen werden, bei gleichzeitigem Lohnausgleich» », Aufbau, 29 mars 2020, partagé dans le Suivi du Silure.

(37) « J’ai fait un sondage parmi mes potes en leur demandant de répondre à la question : santé ou argent ? » : témoignage de deux agentes d’escale à l’aéroport de Genève, avril 2020.

(38) 19h30, RTS 1, 10 avril 2020, partagé dans le Suivi du Silure.

(39) Par exemple, des personnes en exil logées dans des foyers, des abris PCi (bunkers) dans certains cantons, et des centres de détention ou encore des détenu·e·s en prison.

(40) « Ils m’ont juste dit : « Restez chez vous et restez seul » » : témoignage d’un homme en quarantaine dans sa voiture, mars 2020 ; « Parmi les professionnels, très peu percevaient que ces jeunes souffraient. » : témoignage d’une infirmière, mars 2020.

(41) « A Genève, des heures d’attente pour un sac de nourriture », Le Temps, 3 mai 2020.

(42) Si trente et une chambres ont été mises à disposition par le directeur d’un hôtel de Genève, il s’agit là d’un phénomène marginal. « À Genève, des sans-abri logés dans un hôtel étoilé », 24 heures, 21 avril 2020.

Victor Polay, confinement sur la base navale du Pérou

Victor Polay, confinement sur la base navale du Pérou

Parmi les 100 000 prisonniers des 68 prisons péruviennes, qui ont une capacité de 38 000 personnes, le désespoir est total. Sans que les chiffres ne fassent l’unanimité, on parle d’une dizaine de décès par covid-19 et de centaines de personnes infectées. À la prison de Castro Castro, les récentes protestations, pour obtenir des mesures de sécurité face à la maladie et des médicaments, ont donné lieu à une répression que nous avons pu voir sur des images dures et choquantes. Le bilan de 9 morts et de dizaines de blessés fait peser une atmosphère très lourde. L’annonce de la libération de prisonniers, pour remédier à la situation, reste en suspens. Par ailleurs, à Lima, il existe encore une autre prison avec des conditions spéciales. Située sur la base navale du Callao, elle ne compte que six personnes : cinq prisonniers politiques et Vladimir Montesinos, un ancien chef du renseignement sous Fujimori, qui avait lui-même ordonné la construction de cette prison. Placé à l’isolement depuis des années, Víctor Polay Campos est l’un des prisonniers politiques de Callao.

Cet article est le deuxième de la série « criminalisation et punition en prison, sous Covid 19 ». Par Emilia Igreda.

« Pendant des années, quand je ne te voyais pas à cause de la captivité, j’avais la certitude que nos regards se croiseraient à nouveau, maintenant je vis en sursis cet enfermement et seul l’appel hebdomadaire me calme. Entendre ta voix de l’autre côté.« 

Némésis, la déesse de la vengeance, est le nom que l’on donne à la prison de la base navale du Callao où Victor Polay, commandant en chef du Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA) – une organisation politico-militaire qui a mené une insurrection armée dans le pays dans les années 1980 – a été détenu 25 ans, sur les 28 ans qu’il a passés en prison. Dans cette base de la côte Pacifique, les prisonniers se comptent sur les doigts de la main et les visites sont minutieusement contrôlées.

Une proche : « … j’arrive dans la précipitation des soucis quotidiens, la voiture a traversé à toute vitesse les quartiers les plus pauvres et les plus violents du port du Callao. Au bout de quarante-cinq minutes, je suis devant un poste de contrôle tenu par deux marins qui portent des armes de guerre et ne laissent entrer personne. À partir de là, il y a une grande tension de la part des agents de la marine en uniforme, certains armés ; je dois me présenter et expliquer la raison de ma présence à tout le personnel que je rencontre, en plusieurs points de contrôle le long du chemin. Silencieuse, calme, acceptant tout, sachant qu’après cela je verrai Victor… »

Né à Callao le 6 avril 1951, Victor Polay Campos est issu d’une éminente famille apriste (n.d.t. : l’APRA est l’Alliance populaire révolutionnaire américaine), fondatrice de l’un des plus anciens partis du Pérou, au sein duquel il a milité durant son enfance et sa jeunesse. En 1972, il est arrêté pour la première fois et accusé par la police de participer à des activités contre la dictature militaire. À cette occasion, il est détenu plusieurs mois à la prison de Lurigancho, située dans l’un des quartiers les plus denses d’Amérique latine avec près d’un million et demi d’habitants. Aujourd’hui, cette prison, située à un kilomètre à peine de Castro Castro, est la plus surpeuplée du pays. Les prisonniers, du haut des pavillons, protestent pacifiquement en réclamant le droit à la vie. « Nous ne voulons pas mourir », « Nous voulons des tests covid ». Le Pérou est aujourd’hui le pays qui compte le plus grand nombre d’infections dans la région, derrière le Brésil.

À sa libération, Victor se rend en Espagne et en France pour étudier la sociologie et l’économie politique à l’Université Complutense de Madrid et à La Sorbonne à Paris. En Europe, il quitte l’APRA et rejoint le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR). Cinq ans plus tard, lors de son retour au Pérou, son engagement et son militantisme politique révolutionnaire le conduisent à rejoindre le MRTA.

En 1989, il est arrêté dans la ville andine de Huancayo, où il rejoint le contingent de prisonniers du MRTA et entre dans la prison de Canto Grande, considérée comme la première prison moderne de sécurité maximale du pays. Dès la première minute d’enfermement, les prisonniers du MRTA organisent une évasion. A l’image des célèbres évasions des Tupamaros à Montevideo et de la prison de San Carlos au Venezuela, avec 47 camarades ils réussissent, en 1990, à s’échapper par un tunnel construit de l’extérieur vers l’intérieur, pour poursuivre les activités du mouvement. Deux ans plus tard, Victor est capturé à nouveau et détenu dans la prison de Yanamayo, dans les hautes terres, à plus de 4000 mètres d’altitude. Cette arrestation coïncide avec l’auto-coup d’État de Fujimori, qui a dissous le Congrès pour intervenir sur le pouvoir judiciaire et établir une dictature qui viole tous les droits de l’homme.

Victor Polay : « Avant de quitter la prison de Yanamayo, nous avons été torturés (pour nous faire baisser la tête, comme on le fait avec les taureaux avant qu’ils entrent dans l’arène) et ils nous ont mis des uniformes rayés. Pendant le voyage, ils ont menacé de me jeter de l’avion sur ordre de Fujimori, mais nous n’avons jamais cessé de résister et de protester.
Une fois à la base navale, ils nous ont pris toutes nos affaires. Ils nous ont donné une combinaison, avec deux paires de chaussettes et deux caleçons, comme seuls vêtements. Nous n’avions de contact avec personne et ils ne nous nourrissaient qu’à travers une petite fenêtre. Ils nous traitaient de façon agressive, écrasante. Le personnel était cagoulé. »

Pendant plus d’un an, Victor est complètement isolé, il est détenu sans voir ni parler à personne. Sa famille a pu lui rendre visite en mai 1994. Il vit alors dans la crainte constante d’être emmené un matin à l’aube pour être abattu.

VP : « Le régime de Nemesis pour les dirigeants du MRTA était un régime de « silence et de réflexion », jusqu’à la chute de la dictature à la fin de l’année 2000. C’était cruel et inhumain. Contrairement aux dirigeants du Sentier lumineux, qui passaient la journée ensemble et qui ont bénéficié d’une série d’avantages soi-disant grâce aux « accords de paix », nous, nous étions isolés, nous ne pouvions sortir dans la cour seuls que pendant 10 minutes et nous ne pouvions pas nous voir. Nous faisions toutes nos activités seuls, nous n’avions pas accès aux livres, aux magazines ou aux journaux, ni à la radio ou à la télévision, ni à un miroir pour nous regarder, ni à une horloge pour savoir l’heure, ni à un calendrier pour savoir quel jour nous étions. Les visites des familles étaient de trente minutes par mois, et avec le commandant à côté. »

Jusqu’au retour de la démocratie, le régime qui gouverne « la déesse de la vengeance » n’a pas changé. Pendant plus de 10 ans, des conditions de détention abjectes ont été maintenues. Aujourd’hui, les parents directs de Victor peuvent partager trois heures par semaine avec lui. Mais le régime d’isolement dans lequel il vit n’a pas changé. Une sorte d’éternité monstrueuse.

Une proche : « … je suis dans ce qu’ils appellent le CEREC, le Centre de réclusion du Callao. Un bâtiment avec de hauts murs et des clôtures, entouré de fils barbelés au milieu de nulle part, à l’intérieur de la base navale du Callao. Personne ne sait exactement où elle se trouve, parce que tous les visiteurs y sont amenés dans un véhicule complètement fermé. Dès que je sors du véhicule, je me moque des heures d’attente, de l’ambulance dans laquelle nous sommes transférés, totalement hermétique et étouffante, du traitement hautain des agents, puis de la fouille minutieuse. Rien de tout cela n’a d’importance si c’est pour te voir, si c’est pour te parler trois heures par semaine. Si c’est pour tenter le bonheur dans ce temps infini, dans ces deux mètres carrés sans fenêtres, sans air et avec des geôliers écoutant tout. »

Avec tant de silences accumulés et tant de temps incrustés dans les plis de la peau, Nemesis cherche à ce que les prisonniers se perdent eux-mêmes. Il est surprenant de voir à quel point les êtres humains sont capables de résister.

VP : « Nous, les dirigeants du MRTA qui nous trouvions dans ces conditions, ne nous sommes jamais inclinés, et n’avons jamais été prêts à signer un quelconque soutien à la dictature. Lorsque, en 1998, nous avons appris que les jeunes avaient rompu avec la peur et s’étaient mobilisés dans les rues, nous avons entamé une grève de la faim de 30 jours, dans le but de faire passer le message que, depuis l’endroit le plus contrôlé par la répression, il était possible de résister et de lutter. »

Dans le contexte actuel, la crise de covid-19 aggrave encore la situation de vulnérabilité du corps social carcéral de milliers d’âmes au Pérou et dans le monde.

Avec toutes les visites suspendues, sur la base la solitude est totale. L’ancien temps revient dans le nouveau. Depuis le 16 mars, date du début de la quarantaine, la peur fait trembler les familles des prisonniers.

Une proche : « Maintenant, la mort est si proche. Chaque jour nous parviennent des informations sur les quartiers, les hôpitaux et les prisons où les victimes de la pandémie sont de plus en plus nombreuses. L’anxiété et l’angoisse me parcourent et je me demande comment tu te sens dans ce lieu froid et lointain, où un jour ils ont menacé de te tuer en plaçant deux cercueils devant la porte de ta cellule. Comment la vie se passe-t-elle pour toi ces jours-ci ? Es-tu vraiment en sûreté ? Pendant des années, quand je ne te voyais pas à cause de la captivité, j’avais la certitude que nos regards se croiseraient à nouveau, maintenant je vis en sursis cet enfermement et seul l’appel hebdomadaire me calme. Entendre ta voix de l’autre côté. »

L’épée de Damoclès sera toujours là, sachant qu’à plusieurs reprises Victor a échappé à la mort. Maintenant que ce virus parcourt le monde, il faut espérer que les détenu.e.s de Nemesis soit épargnée.

Derrière les barreaux sous le coronavirus en Colombie

Derrière les barreaux sous le coronavirus en Colombie

Deux leaders sociaux colombiens en détention préventive, José Vicente Murillo et Jorge Enrique Niño, racontent comment la crise carcérale causée par la pandémie de coronavirus les affecte. Depuis les froides cellules en béton d’une prison de haute sécurité à Bogota, ils passent en revue les revendications et les luttes historiques du département de l’Arauca ; ils racontent pourquoi et comment ils ont été arrêtés et transférés dans cette prison située à plus de 600 km de leur domicile.

Cet article est le premier de la série « criminalisation et punition en prison, sous Covid 19 ». Témoignage recueilli par Mario de los Santos.

« À Bogota, dans la prison de la Modelo, 83 personnes détenues ont été blessées et 23 autres assassinées, après que les gardiens ont ouvert le feu en prétextant une tentative d’évasion. »

Les prisonniers du complexe pénitentiaire « La Picota », à Bogota, ont participé à différentes actions de protestation contre le risque de propagation du coronavirus en prison : cacerolazos (manifestation bruyante), grèves de la faim, messages à l’opinion publique… Leurs revendications sont rédigées en cinq points, mais se résument à une seule : être traités comme n’importe quelle autre personne en ces temps de Covid 19. Ils demandent du matériel de protection, des gels, des moyens de désinfection, des soins, de l’assistance médicale. Ils veulent une administration à l’écoute de leurs difficultés et de leurs craintes, qui accepte de dialoguer pour trouver des solutions. Ils n’oublient pas que le 21 mars dernier des protestations, qui visaient à rendre visibles ces revendications, ont eu lieu dans plus de 24 prisons du pays. À Bogota, dans la prison de la Modelo, 83 personnes détenues ont été blessées et 23 autres assassinées, après que les gardiens ont ouvert le feu en prétextant une tentative d’évasion.

Parmi les détenus se trouvent José Vicente Murillo et Jorge Enrique Niño. Leur histoire commence bien plus tôt, à Saravena, dans le département d’Arauca, à la frontière du Venezuela, en octobre de l’année dernière.

Pour les comprendre, il faut peut-être remonter plusieurs décennies en arrière. À l’époque, les terres où vivent José et Jorge étaient apprivoisées par de simples « colons » portant ponchos et chapeaux. Ces terres qui se trouvent dans les plaines de Sarare, une région encastrée dans les immenses paysages des épaules de l’Amérique latine, ont été abandonnées par l’Etat colombien.

Ce n’est qu’en faisant ce rappel historique que nous pourrons identifier un territoire qui s’est créé par lui-même. Il se trouve à la frontière lointaine de deux États, la Colombie et le Venezuela ; états qui par manque d’intérêt sont incapables de répondre aux besoins de ce territoire. Un territoire dans lequel de nombreuses personnes persécutées par la politique de Bogota ont fini par aller chercher une autre vie. Mais l’opposition politique et armée y est aussi arrivée : d’abord les guérillas libérales dans les années 50, puis les insurgés des ex Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes (FARC), aussi bien que ceux de l’Armée de Libération Nationale (ELN).

Le Sarare a été bâti grâce à l’effort collectif de ses habitants. Les écoles, les hôpitaux, les voies de communication, les entreprises communautaires de gestion de l’eau et des déchets, tout a été construit par ses habitants. Lorsque l’État colombien y est finalement apparu dans les années 70, suite à la découverte de réserves de pétrole, il a choisi la stratégie de la peur, et a militarisé la zone pour procéder à l’extraction du pétrole brut. L’investissement social de l’état a été minime et les habitantes et les habitants ont été accusés d’être des guérilleros. Au lieu de négocier avec celles et ceux qui avaient fait vivre la région en participant à régler les vieilles querelles géographiques et politiques, l’Etat a décidé d’occuper militairement la région et de laisser aux compagnies pétrolières le soin d’en assurer le développement socio-économique.

Jorge Niño : Leader social dans le village de Las Bancas, à Arauquita, je subis de fait la persécution de l’État et certainement aussi des compagnies pétrolières. Nous avons eu des problèmes avec la compagnie pétrolière nationale Ecopetrol et avec une de ses filiales, la société Cenit, à laquelle elle a cédé le contrat d’exploitation. Cette cession a permis de réduire les salaires des travailleurs et de ne plus payer les redevances qu’Ecopetrol avait signées avec les communautés où passent les oléoducs et où se trouvent les champs d’extraction… Selon l’État colombien, Ecopetrol devrait atténuer les dommages sociaux et écologiques qu’elle cause par son activité dans les communautés. Elle aurait dû construire des écoles, des hôpitaux, des routes… Nous n’avons rien vu de tout cela. Vous ne verrez pas d’école avec une plaque au nom d’Ecopetrol, et les routes sont les pires que vous puissiez imaginer. Le pétrole d’Arauca n’apporte aucun changement positif dans notre département. Nous avons été totalement abandonnés et nous avons donc protesté. La seule réponse à nos revendications a été la pression accrue des forces de l’ordre, celles-là même qui avaient militarisé l’ensemble de la ligne de l’oléoduc Caño Limón-Coveñas. Nous avons connu de bons militaires, des passables et des mauvais, impliqués dans les meurtres de nombreux camarades paysans. Pourtant, lorsque les militaires viennent dans nos maisons nous leur donnons de l’eau, de la nourriture, de l’ombre. Nous ne comprenons pas pourquoi ils nous frappent, nous traitent comme des guérilleros. C’est incompréhensible car les militaires vivent avec nous 24 heures sur 24 ; ils savent ce que nous faisons, et où nous sommes. C’est avec les compagnies pétrolières que la violence est vraiment arrivée.

Le Sarare, aujourd’hui département d’Arauca, a reçu un héritage historique. José Vicente Murillo et Jorge Enrique Niño ne sont pas étrangers à une dialectique de lutte et de revendication, seule façon d’obtenir les droits les plus fondamentaux.

 

« Nous ne comprenons pas pourquoi ils nous frappent, nous traitent comme des guérilleros. C’est incompréhensible car les militaires vivent avec nous 24 heures sur 24 ; ils savent ce que nous faisons, et où nous sommes. C’est avec les compagnies pétrolières que la violence est vraiment arrivée. »

Dans ce cadre, face aux revendications sociales, les détentions arbitraires ont été une constante dans l’action de l’État colombien. Ainsi en 2008, après une visite dans le département d’Arauca, un groupe de travail de l’ONU a publié un rapport sur la détention arbitraire. Il y déclarait que « la pratique des détentions massives et l’absence de preuves solides pour procéder aux arrestations sont également observées, en particulier lorsque les seuls éléments de preuve sont les accusations des repentis. Le groupe recommande au gouvernement de supprimer les arrestations massives et de la détention préventive administrative (…) » . Murillo s’exprime dans ce même sens :

José Vicente Murillo : « Il faut comprendre que le régime pénitentiaire du pays est obsolète dans la mesure où, d’une part il ne suffit pas pour contenir la population carcérale actuelle, et d’autre part la politique de traitement du crime ne vise qu’à mettre les gens en prison pour n’importe quelle bêtise. En outre, le système judiciaire est tellement lent qu’il est courant qu’après trois ou quatre ans de détention, des personnes soient libérées, soit en raison de la prescription du délit, soit parce qu’elles sont innocentes. De manière évidente, nous pensons que ces incarcérations sont une manière de persécuter les leaders sociaux, ce qui répond à l’idéologie du modèle économique dominant ».

La construction sociale dans la région de Sarare a une longue tradition. Comme dans le reste du pays, les paysans s’organisent en Conseils d’action communautaire et en coopératives de production. La ville de Saravena dispose même d’une entreprise communautaire qui gère les services publics, notamment la collecte des ordures, l’assainissement et la purification de l’eau, ainsi que le recyclage et le compostage des déchets solides. Murillo a été arrêté précisément à la suite d’une réunion de formation où la communauté paysanne élaborait un plan pour la production d’engrais écologiques, tandis que Jorge l’a été dans sa ferme, devant sa famille.

José Vicente Murillo : « Depuis deux ans nous développons des engrais biologiques en réponse et en alternative à la pollution que les engrais toxiques répandent, tant dans la nature que chez les humains. Conformément à notre tradition de défense de la vie, nous avons lancé la construction d’un générateur d’engrais bio pour que les paysans puissent petit à petit faire une transition dans leur mode de production. En sortant d’une formation dispensée par des compagnons brésiliens, j’ai senti une présence dans mon dos et peu après, j’ai vu des camionnettes des forces publiques. Et des Des hommes avec des armes d’assaut m’ont alors arrêté.

Jorge Niño : « Moi j’étais dans ma ferme, avec ma famille, ma femme, mes enfants, mon beau-frère, ses trois enfants en bas âge, un ouvrier et un maître d’oeuvre. Quand l’hélicoptère s’est approché, je dois reconnaitre que j’ai eu peur. Je n’ai pensé à rien d’autre que courir. Ils avaient déjà menacé de m’arrêter pour répondre aux exigences d’Ecopetrol. J’ai réussi à courir cent mètres, ils m’ont tiré dessus depuis l’hélicoptère et je me suis arrêté parce que finalement, je ne devais rien à personne. Je n’avais pas d’autre arme que des ciseaux de taille. Ils m’ont jeté au sol, m’ont donné des coups de pieds et m’ont traité de chien ; ils ont dit qu’ils auraient mieux fait de me tuer. Ce à quoi j’ai répondu que s’ils me tuaient, ils auraient juste tué un paysan de plus ».

L’assassinat de représentants ou leaders sociaux en Colombie est une constante dans la politique du pays. Depuis 2016 et la signature des accords de paix avec les FARC-EP à 2019, il y a eu 800 assassinats, selon l’Institut d’études pour le développement et la paix. Pourtant pour ces 800 assassinats, il y a eu seulement 22 condamnations effectives. Dans les trois premiers mois de 2020, on compte 91 assassinats de représentants sociaux et démobilisés de la FARC-EP. Un des cas les plus macabres de l’histoire récente de Colombie, est celui des “faux positifs”. Cette pratique courante des forces armées étatiques consistait à assassiner des civils et à les faire passer pour des guérilleros. Elle s’est généralisée avec un système de récompenses, que recevaient les unités militaires, selon les résultats obtenus dans la lutte contre insurrectionnelle. Les résultats étaient mesurés en fonction du nombre de “guérilleros” abattus et les récompenses variaient entre des jours de vacances, à de l’argent ou des promotions. Selon les sources, entre 1000 et 4000 personnes ont été sommairement assassinées par les forces publiques. Le MOVICE (Mouvement National des Crimes d’Etat) dénonce une stratégie d’Etat dans laquelle s’inscrivent également “les faux positifs judiciaires”. Dans ce cas-là, des personnes sont emprisonnées, sans charges solides, le but étant de faire cesser leurs activités politiques et de générer la peur dans le mouvement social. Les représentants sociaux sont accusés de faire partie de la guérilla et maintenus en détention pendant des années, sans qu’il n’y ait f de jugement au final ; ou alors on leur intente un procès, sans preuves ni éléments à charge. Il est important de souligner que des compagnies comme Ecopetrol financent le ministère de la défense et les procureurs. D’un côté, l’entreprise est une victime présumée en procédure judiciaire et de l‘autre, elle donne de grandes sommes d’argent aux parties chargées de l’enquête, contre les leaders sociaux. Ce qui crée une asymétrie et une inégalité de conditions juridiques et de garanties.

 

« Même s’il est certain que nous sommes innocents de ce dont on nous accuse, le régime colombien n’hésite pas à assassiner pour faire taire l’opposition politique. Nous savons qu’ils n’hésiteront pas à nous tuer. »

José Vicente Murillo : « Entre 2003 et 2006, j’avais déjà fait l’expérience de la persécution et du terrorisme d’Etat, j’ai été détenu 3 ans et demi, pendant lesquels ils m’ont organisé une tournée carcérale dans plusieurs prisons de haute sécurité. En 18 mois, j’ai fréquenté 6 établissements différents. Je connaissais donc déjà la dynamique de la prison, sa culture et la cohabitation. Je savais que matelas, couverture, rien n’était fourni et que la famille doit s’occuper de tout. De l’expérience dépend la manière dont on aborde les choses.

Même s’il est certain que nous sommes innocents de ce dont on nous accuse, le régime colombien n’hésite pas à assassiner pour faire taire l’opposition politique. Nous savons qu’ils n’hésiteront pas à nous tuer. Nous, on est ici, vivants ; d’autres compagnons et compagnonnes n’ont pas eu cette chance ».

Jorge Niño : « Je n’ai jamais eu autant de gens armés pour me surveiller. Ils m’ont catalogué comme une personne très dangereuse. Ils m’accusent d’être un guérillero de l’ELN, mais nous sommes juste des personnes « communes ». Notre Junta de Acción Comunal existe juridiquement depuis 1975. Mon délit a été d’être leader communautaire et de réclamer le dû de ma communauté à Ecopetrol. Je n’ai jamais été vu avec une arme, ni avec des habits militaires ; je n’ai jamais exercé de chantage, ni n’ai eu de problèmes avec quiconque.

Les prisons colombiennes connaissent une surpopulation chronique qui est aujourd’hui de 54%, avec 80 000 places pour 130 000 personnes. L’utilisation constante de la détention préventive, par les juges, est un des facteurs déterminants de cette saturation. Cette situation a provoqué, en octobre 2019, la sentence STP-142832019 (104983) de la cour suprême de justice, rappelant aux juges le caractère exceptionnel que doit avoir cet outil. Les personnes en détention préventives représentent 33,5% du total des gens incarcérés selon les données de l’INPEC (Institut national pénitencier et carcéral).

Par ailleurs, dans les centres de détention, en plus de l’espace réduit, les éléments sanitaires de base manquent. Il nous manque aussi des vêtements chauds et souvent de la nourriture que les proches des détenu-es doivent apporter. Face à ce qui devient un mécanisme de punition arbitraire, nous revendiquons de meilleures conditions de détention ».

José Vicente Murillo : « Dans ce contexte carcéral et politique, nous nous trouvons maintenant menacés par le COVID19, menace face à laquelle le gouvernement et le régime pénitentiaire placent les prisons du pays en quarantaine. Une décision que les prisonnier.es approuvent, mais qui doit être intégrale : ce qui implique de non seulement interdire les visites aux détenu.es, mais aussi d’appliquer d’autres mesures efficaces pour empêcher la propagation de la pandémie. Il faut par exemple que la section des gardiens soit également cantonnée, sans contact avec le monde extérieur. Il faut aussi que des mesures hygiéno-sanitaires soient prises, de manière à ce que le personnel administratif ne transmette pas la maladie. Il faut également constituer un contingent dans le service de santé pour répondre aux situations liées au coronavirus. Au milieu de tout ça, la population carcérale demeure consciente de la menace du COVID19 et a pris des {ses propres} mesures sanitaires d’autoprotection pour éliminer les facteurs de contamination, mais nous savons qu’elles demeurent insuffisantes. Une urgence carcérale a été déclarée, proposant un ensemble de mesures et de règles dont les plus coercitives et répressives ont été appliquées immédiatement à la population pénitentiaire, mais dont aucune n’est suffisante pour décongestionner véritablement les prisons, ni ne fournit d’outils concrets, tels que des masques ou des gels antiseptiques. En soi, le décret 546 s’avère insuffisante puisqu’il ne s’applique qu’à une infime partie de la population carcérale. Nous savons que même avec cette pandémie, le gouvernement ne va pas se préoccuper des problèmes structurels les plus criants dont souffre la population pénitentiaire ».

Jorge Niño : Avec ce virus, l’éloignement de la famille est vécu avec plus d’angoisse. La communication avec nos proches est difficile et trop distanciée. Ici, il y a quelques téléphones de l’INPEC qui sont coûteux, et qui souvent ne fonctionnent pas. Non seulement, il n’y a pas d’intimité avec la famille mais de plus, le personnel intervient durant les appels. Ce contrôle de l’INPEC dérange beaucoup et viole les droits humains fondamentaux. Ça me met mal car en prison on n’a pas de poids, et on dépend de l’appui et des encouragements de la famille à l’extérieur. Il est difficile de survivre dans les prisons colombiennes mais avec le coronavirus, les gens sont encore plus nerveux dans les patios et les couloirs ; alors les conflits arrivent plus facilement. L’état doit revoir les injustices qui m’ont été faites. Qui sait combien de personnes se trouvent dans la même situation et traversent ces difficultés, parce que, en tant que leader social, elles revendiquent les droits d’une communauté, avec l’aval de l’État lui-même en théorie.

La pandémie du COVID19 est un test de résistance au niveau politique, sociologique, économique et aussi personnel. Les coutures d’une société, plongée dans la logique de consommer et de jeter, craquent. Beaucoup des mesures prises, bien que nécessaires, sont fatales aux collectivités les plus socialement punies. La systématisation de la persécution et l’assassinat des représentants sociaux est évidente, autant dans les chiffres bruts comptabilisant les personnes décédées, que dans ceux comptabilisant les personnes privées de liberté et en détention provisoire. Un nombre trop élevé pour qu’on y voie une mesure exceptionnelle. Ces persécutions condamnent au silence des voix critiques qui travaillent dans les régions, dans les actions communautaires ou dans les quartiers. Tandis que le pays poursuit son confinement, les prisonnier.es continuent d’être entassé.es et les prisons bondées ; ils sont soumis à une angoisse d’autant plus justifiée que la pandémie s’étend jusqu’à l’intérieur des prisons avec des premiers cas d’infectés et des décès. Les dénonciations du mois dernier qui anticipaient cette situation, sont tombées dans l’oreille d’un sourd. Le gouvernement a opté pour la répression et le récent décret de libération n’améliorera pas la situation humanitaire, car de très nombreuses personnes seront exclues de cette mesure. Par ailleurs, des décisions irresponsables ont été prises, comme celle de transférer des prisonnier.es de la prison de Villavilencio, où a été détecté le premier foyer d’infection, à une autre prison. Ce transfert a conduit à la propagation de la maladie. Le Mouvement National Pénitencier continue de demander une solidarité avec ceux qui sont privés de liberté pour faire face à cette situation et obtenir une libération humanitaire pendant qu’il est encore temps de protéger des milliers d’êtres humains ».

La boutique à Giorgio Agamben

La boutique à Giorgio Agamben

Ce texte a été proposé, sous un nom d’emprunt, pour publication au site lundi matin en réponse à la traduction d’un texte du philosophe italien. Les rédacteurs du site l’ont jugé « peu sérieux » et manquant « de précision et de rigueur. » On vous laisse voir.

 

«  (…) le besoin de simplification est naturellement d’autant plus impérieux qu’il est plus impossible à satisfaire. Et ce que le public attend en premier lieu de la philosophie est, aujourd’hui plus que jamais, le soulagement indispensable que représente la possession d’une vérité simple, à commencer, bien entendu, par une vérité simple concernant l’impossibilité de parvenir à la vérité. « 

Jacques Bouveresse, Le philosophe chez les autophages

La pandémie en cours nous offre tout de même quelques occasions de rigoler. Ainsi ce texte de Giorgio Agamben, sobrement (une fois n’est pas coutume) intitulé « Une question », et publié sur le carnet que les éditions Quodlibet offrent au philosophe, puis, pour la version française, sur le site lundi.am (édition du 20 avril 2020). Dans « Une question », le philosophe nous enjoint à reprendre le cours de nos relations sociales habituelles – celles-là mêmes qu’il exècre en temps normal, d’où la franche rigolade – quoi qu’il en coûte, car la liberté ne se négocie pas. On ne cède pas devant un pauvre virus, on fait front.

Voici bientôt quarante ans que Giorgio Agamben répand son obscure doctrine et qu’il connaît un certain succès dans des milieux gauchistes, bien au-delà du public de spécialistes qu’elle pourrait lui assurer.

En fait, Agamben sert le projet néolibéral. Sa doctrine tient pour l’essentiel en un appel constant au repli, à la fuite, à la désertion et à la destitution. Il est aussi opposé à l’idée de société que Margaret Thatcher elle-même. Mais là où celle-ci défendait les intérêts bien compris des capitalistes, Agamben, lui ne défend que sa minuscule boutique. Pour Agamben, nous aurions connu un effondrement « éthique et politique » qui nous a conduit à accepter les consignes de confinement quand il aurait fallu résister à cette injonction « biopolitique ». Il voit dans cet épisode pandémique la confirmation de sa thèse de toujours, à savoir l’existence d’une similarité de nature et d’une continuité entre le IIIe Reich et les démocraties libérales contemporaines. Car pour Agamben, si un système politique ne nous donne pas la liberté absolue, la liberté théorique serait-on tenté de dire, il n’est qu’un nazisme adouci.

À propos de cette posture, Jacques Bouveresse a pu écrire avec raison que les années 1970 furent « l’époque où l’opération décisive sur le plan politique consistait à révéler les « contradictions » internes du système et, en particulier, à démontrer concrètement une chose que tout le monde sait, à savoir qu’un régime libéral n’est jamais libéral au point de pouvoir tolérer absolument n’importe quoi sans réagir ». (1)

Dans de nombreux secteurs de la société, le discours destituant a pu prendre le pas sur toute autre forme de réflexion. À tel point que le refus de toute institution a pu amener certain·e·s à penser qu’il y aurait une forme de liberté supérieure dans l’ésotérisme et l’irrationalité. À tel point que ce refus a pu faire diversion de la réalité de l’offensive néolibérale et de ses conséquences. Sous l’influence d’une sorte d’agambennisme spontané, nous avons parfois lâché la proie pour l’ombre.
Bouveresse poursuit à ce sujet : « la révolte de l’imagination et de la spéculation philosophiques contre l’ordre doit être inspirée par le désir de modifier réellement l’état de chose existant dans ce qu’il a d’insatisfaisant ou d’intolérable, et non pas de se contenter simplement d’exploiter avec un succès facile et prévisible le fait qu’un ordre quelconque est naturellement ressenti par l’individu comme une contrainte et une gêne dont le premier philosophe venu peut aisément faire ressortir le caractère injustifié, arbitraire et absurde ». (2)

Il ne s’agit pas ici de nier que l’État et les possédants tirent un profit stratégique majeur de la crise en cours sur le plan de la surveillance, de l’intensification du travail, de la financiarisation de l’économie. Ce que nous contestons, c’est qu’on puisse saisir utilement ces processus dans les catégories fumeuses d’Agamben. Et nous allons plus loin encore en affirmant que ces catégories entravent – et depuis longtemps – toute action contre ces processus.

La question qui devrait occuper désormais les fractions radicales du camp progressiste est celle de la définition du contenu effectif de la liberté et des moyens de son équitable répartition parmi nos semblables. Car la défense de la liberté à quoi nous enjoint Agamben, comment se présente-t-elle ? Il s’agit avant tout de défendre la liberté des riches qui ont dispersé le virus en Europe depuis les dancings de Verbier ou en jouant au beer-pong à Ischgl. Les caissières, les aides-soignantes, les paysannes, elles, n’ont eu que la petite liberté de continuer à bosser au mépris du danger (dont Agamben nie la réalité) pour assurer le retour le plus rapide possible de la grande liberté des managers qui intensifient leur travail, des patrons qui les sous-paient. Cette liberté théorique et totalement asymétrique, de moins en moins de gens voudront la défendre, et ils auront raison.

La devise « Bien-être & liberté » fut longtemps en vogue dans le mouvement ouvrier.(3) La liberté, en tant que telle, n’était la chose que des bourgeois. Quiconque avait son corps réellement engagé dans la lutte quotidienne pour la survie matérielle savait que la liberté n’était rien sans le bien-être, c’est-à-dire sans la condition de sa jouissance. Il y a là sans doute, au contraire de l’alternative dans laquelle le texte d’Agamben essaie de nous enfermer (bien-être vs. liberté), une piste sérieuse pour élaborer des programmes dont la radicalité n’aurait rien à envier aux doctrines en vogue.

Que, Didier Raoult (4), professeur d’université, directeur d’institut, proche du chef de l’État français, dise son admiration pour l’anarchiste autoproclamé Paul Feyerabend et sa théorie de destruction de la science (5) montre à quel point les théories obscurantistes se sont répandues beaucoup plus largement qu’elles n’auraient dû et servent actuellement les positions politiques les plus nauséabondes. L’ampleur de leur diffusion fait que la nécessité de rompre avec elles n’est pas que l’enjeu d’un débat fratricide au sein de l’extrême-gauche.

Et c’est pourquoi, comme les étudiants chinois révoltés de 1919 avaient choisi le slogan « À bas la boutique à Confucius ! » (6) pour désigner la rupture qu’ils entendaient opérer avec la vieille pensée obscurantiste, nous disons aujourd’hui : À bas la boutique à Agamben ! Bien-être & liberté !

(1) Jacques Bouveresse, _Le philosophe chez les autophages_, éd. de Minuit, 1984, p. 31.

(2) _Idem_, p. 36.

(3) Elle a été une des devises de la CGT, souvent représentée avec des mains croisées. Plusieurs groupes anarchistes et anarcho-syndicalistes en ont fait leur nom ou leur devise, par exemple le Groupe d’études sociales d’Alphonse Tricheux, membre de la CGT-SR.

(4) Au moment où nous écrivions ce texte, le lien Agamben – Raoult n’était qu’une intuition (mais oui, nous aussi nous en avons). Elle devait être confirmée par les dernières publications du philosophe sur quodlibet, puis lundi.am (édition du 27 avril 2020).

(5) Paul Feyerabend, _Contre la méthode_, 1975.

(6) Jean François Billeter, _Pourquoi l’Europe : réflexions d’un sinologue_, Allia, 2019, p. 52.

 

Coronavirus et résistances – suivi en continu : 1er mai  – 13 mai 2020

Coronavirus et résistances – suivi en continu : 1er mai – 13 mai 2020

Le Suivi en continu va se terminer ici. Après un peu plus d’un mois de travail, il aura tenté de mettre en avant les nouvelles du front social et d’éviter une « déconnection » militante avec le cours des événements des dernières semaines. Nous n’arrêtons pas car tout va mieux et que la première vague est derrière nous, mais par manque de ressources et notamment la plus précieuse, la variable temps. Avec la réouverture prochaine du Silure vendredi prochain, une pesée d’intérêts implique l’arrêt de certaines activités chronophages.

Ce flux d’infos aura, nous l’espérons, permis de lutter contre un certain localisme politique qui perd de vue la situation d’ensemble, conséquence malheureuse du système fédéral de ce pays. Un regret est de ne pas avoir pu davantage parler du Tessin et des zones frontalières, par manque de temps et de contacts sur place. Le travail réalisé par les camarades français d’Acta.zone a été une inspiration directe et leur activité a été très soutenue durant ces deux mois. En comparant les deux rendus, un élément saute aux yeux: il y a eu bien moins de grèves, de révoltes carcérales et d’actions protestataires en Suisse. Des raisons historiques en sont la cause, mais plutôt que de se limiter aux moments les plus visibles, nous avons fait le choix de consigner aussi les prises de parole subalternes relayées dans la presse car l’expression est aussi une étape nécessaire à la construction d’une action commune. L’idée exprimée par George Jackson (1941-1971) lorsqu’il parle d’être « carnet et crayon à la main, pour essayer péniblement de déterminer ce que chacun peut faire pour la construction de la commune » (cité dans L’Assassinat de George Jackson, Groupe information prisons, Paris: Gallimard, 1971, p. 19) est toujours d’actualité. Mais elle devient plus exigeante à l’heure où la parenthèse de « journalisme social » dans (une partie de) la presse bourgeoise se referme, et que les appels aux sacrifices regagnent en visibilité. Enfin, précisons qu’il n’y a pas encore eu de travail de compilation systématique et complet des résistances sur le territoire suisse durant cette période, mais nous espérons que ce Suivi a pu donner quelques indications en ce sens.

Mercredi 13 mai

16h: Dans un article intitulé « La précarité accroît l’exposition au virus », la Tribune de Genève écrit : « Les personnes précaires sont ainsi 3,5 à 4,5 fois plus exposées au virus que la population globale du fait notamment de la promiscuité, mais aussi parce qu’elles accèdent difficilement au dépistage et qu’elles parviennent péniblement à respecter les règles d’isolement et de protection sanitaire. » S’il n’est pas inutile que le journal relaye ce type d’informations, ni que MSF et les HUG produisent des données sur le cas du Covid-19, rappelons qu’il ne s’agit pas là d’un scoop. Les mécanismes étaient déjà connus : dans diverses situations (logement, travail, accès à la santé), les personnes précaires en Suisse se voient imposer une promiscuité, doivent renoncer aux soins et subissent des inégalités d’accès à la prévention. A quand un changement de paradigme : on « découvre » à chaque fois la partie immergée de l’iceberg, la précarité et ses funestes conséquences, mais à quand une dénonciation des mécanismes qui les engendrent en vue d’y mettre fin ? (Source : Tribune de Genève)

9h: L’interdiction de se rassembler à plus de 5 personnes est-elle comptée? Alors qu’hier à Genève, un mineur s’est fait coffrer pour une action « 4m2 » (cf Le Courrier), des voix se font entendre dans les médias alémaniques pour la fin de cette interdiction. À Berne, Der Bund fait sa une et son édito sur le sujet. Le journal pense qu’il faut mieux avoir des manifs encadrées et négociées avec la police qu’une interdiction intenable sur le long terme. Le chef de la police Reto Nause est critiqué pour son zèle particulier à réprimer les rassemblements progressistes (1er mai et grève du climat). Même chose dans la NZZ qui prend aussi position contre l’interdiction des manifestations, tout arrive (lorsqu’on est mis sous pression) ! (source: La presse RTS La 1ère, Der Bund, Le Courrier, NZZ)

8h30: La plupart des prisons romandes à l’exception de celle de Crêtelongue en Valais ont rouvert leurs parloirs lundi dernier. L’association REPR (ex-Carrefour Prison) a fait un tableau sur son site internet avec les conditions qui varient d’une prison à l’autre (durée maximum, nombre de personnes admises, enfant ou pas, etc) (Source: REPR)

8h: Dans le journal Vivre Ensemble du mois de mai, un exemple concret de la politique de la conseillère fédérale K. Keller-Sutter (PLR) qui a choisi la poursuite des procédures d’asile, et donc des refus. On y lit le témoignage d’un requérant d’asile de 20 ans désespéré après avoir reçu une décision Dublin de renvoi vers la France alors qu’il était en quarantaine. Son compagnon de chambre a été testé positif au Covid-19. (Source: Asile(point)ch)

Mardi 12 mai

8h30: Comme à Nantes ou Toulouse hier, un rassemblement contre le retour à l’anormal est annoncé le samedi 16 mai à 11h devant le Centre hospitalier Arve Léman de Contamine-sur-Arve (Haute-Savoie). « Soutien aux Soignants qu’on applaudit depuis 2 mois, et qui vont maintenant avoir besoin de notre soutien actif pour revendiquer ce qui nous est tous dû: un hôpital public fort, des soins de qualité, des conditions de travail décentes, et des vrais salaires. En raison des conditions sanitaires actuelles, les rassemblements de plus de 10 personnes sont interdits. Cet interdit a probablement une vraie justification sanitaire, et par un heureux effet collatéral, il permet au gouvernement de nous empêcher de manifester. Vous êtes appelé.e.s à respecter strictement et ostensiblement les gestes barrières et la distanciation sociale. Il est également souhaitable que tout le monde porte un masque. » (source: chaîne de messages)

8h: Dans la NZZ du jour, un article sur la mauvaise gestion policière de la manifestation anti-confinement de samedi dernier. Le journaliste pense qu’il aurait fallu leur appliquer la même répression que lors du 1er mai ou contre la manifestation des « autonomes de gauche » (Linksautonome) en avril. (Source: NZZ)

Lundi 11 mai

13h: Le Temps publiait jeudi un article et un éditorial sur l’impact de la pandémie sur le marché de la santé en Suisse. Le marché de la santé a été construit, en Suisse, à marche forcée, entre 1980 et le début des années 2000. Aujourd’hui, l’essentiel des hôpitaux du pays sont des sociétés anonymes. Les produits que commercialisent ces sociétés consistent en une offre chirurgicale ultra-technique : pose de prothèses articulaires (+ 145 % de prothèses de genoux en dix ans), bypass gastriques, changement de valves cardiaques, ablation de la prostate, etc. Les robots qui assistent certaines de ces opérations, les infrastructures dans lesquelles elles se déroulent doivent être amortis et donc fonctionner à leur rendement maximum. Face à la pandémie, le Conseil fédéral a interdit ces opérations faisant perdre deux mois d’amortissement aux hôpitaux. Le 5 avril déjà, l’Hôpital cantonal des Grisons déclarait au TagesAnzeiger devoir emprunter pour payer les salaires.
Le Temps présente (malgré le titre [de l’édito]) la situation comme un problème collectif auquel il s’agirait de trouver une solution rationnelle. Or, il s’agit bien d’une lutte pour conserver les profits des actionnaires et les salaires du management des hôpitaux et des assureurs. C’est la voie choisie par Michel Guillaume, qui n’envisage qu’une piste : la couverture de ces centaines de millions de francs de déficit par la collectivité, via l’impôt ou via les primes d’assurances maladie. Guillaume réclame, dans l’édito, une baisse des primes et la dissolution des colossales réserves des caisses. Mais ces réserves, c’est bien par l’accumulation des primes qu’elles ont été constituées. C’est ainsi qu’après avoir vu leur temps maximal augmenté à 60 heures par le Conseil fédéral, les aides-soignantes hospitalières contribueront (en proportion de leurs revenus respectifs) en moyenne 100 fois plus au financement des hôpitaux que Pascal Couchepin ou Charles Kleiber. (source: Canal Telegram Détaché de presse)

12h: Contrairement à ce qu’on entend parfois, le statut de travailleurs·euses saisonniers n’a pas disparu en Suisse. La Liberté de samedi dernier cite une étude de 2014 selon laquelle « l’agriculture suisse a besoin d’environ 20 000 à 25 000 saisonniers étrangers chaque année. Ils viennent principalement de Pologne, du Portugal, de Roumanie et de France. » À Genève, un avion venu du Portugal a amené des saisonniers pour travailler dans les vignes: « 141 travailleurs portugais ont atterri à l’aéroport de Genève en provenance de Porto ». (source: La Liberté, 20 minutes)

10h: Plusieurs manifestations anti-mesures d’urgence ont eu lieu à Berne, Saint-Gall et Zurich samedi dernier. Les photos sont assez éloquentes à Berne (le plus grand rassemblement avec près de 500 personnes), on y voit des adultes de tout âge, des parents venus avec leurs enfants, des personnes en fauteuil roulant et des hippies qui font de la méditation. Sur les panneaux, des messages « non à la dictature de la santé », « vive l’amour et la liberté », ou « les médias sont le virus ». Les manifestants ont refusé de se disperser pendant plusieurs heures et ont fait exprès de se tenir proches et de s’embrasser. Aucune arrestation mais beaucoup de contrôles par la police, qui était sur les nerfs. Le chef de la police Reto Nause (PDC), artisan bien connu de la répression des manifestations à Berne, a déclaré à la tv « mon cœur saigne d’un point de vue épidémiologique ». Plusieurs manifestants évoquaient aussi la défense du système politique suisse (démocratie semi-directe) contre le pouvoir sur ordonnance du Conseil fédéral. Il s’agit d’une lame de fond germanophone puisqu’il y a eu des manifs anti-confinement le même jour en Allemagne. La Berner Zeitung souligne que cela n’avait rien à voir avec une manif habituelle car il n’y avait pas de sonorisation ni de slogans. Pour le 20 Minuten, c’est un certain Alec Gagneux (sorte d’Etienne Chouard alémanique) qui est derrière cette manif, une affirmation sujette à caution car il paraît clair qu’il n’y avait pas d’organisateur au sens où on l’entend habituellement. (Source: Der Bund, Berner Zeitung)

8h: Les CFF ouvrent les toilettes des gares au public, sans système payant. Il aura fallu une pandémie pour que tout le monde puisse se laver les mains gratuitement… (source: RTS La 1ère)

Dimanche 10 mai

16h: Dans la WOZ de jeudi dernier, un article sur la répression du 1er mai à Berne et Zurich et leurs justifications politiques. Non, le Conseil fédéral n’a pas demandé de dissoudre toute manifestation, la preuve la répression a été différente d’un canton à l’autre; Novartis veut se racheter une image en distribuant des doses d’hydroxychloroquine dans le monde; portrait d’un requérant d’asile d’origine guinéenne et membre de l’Autonome Schule Zürich qui coordonne des distributions de nourriture dans les foyers; les aides à domicile venues d’Europe de l’est se retrouvent sans revenu. (source: WOZ)

Samedi 9 mai

18h: Les assurances maladies continuent de se gaver, et même plus avec les effets collatéraux de la pandémie. Dans la TdG de vendredi, un article parle des problèmes financiers des jeunes mères qui doivent casquer pour leurs frais médicaux post-partum car les cabinets sont fermés. Normalement, « une couverture complète des soins est assurée par la LAMal pendant les cinquante-six jours qui suivent l’accouchement. Or les mères qui ont accouché aux mois de mars et avril se sont retrouvées devant des cabinets fermés par la crise sanitaire. Les assureurs, eux, ne veulent rien entendre: pas question de prolonger le délai de couverture. » Il n’y a pas de petits profits dans ce système sans foi ni loi (source: Tribune de Genève)

13h: Encore quelques détournements d’affiches « Merci » à Genève. « A la violence du système carcéral. A la direction de Champ-Dollon qui envoie au cachot les prisonniers qui manifestent pour des conditions sanitaires dignes », De nous faire découvrir la solidarité collective pour bientôt l’effacer sitôt les magasins ouverts », « Aux dirigeant.e.x.s et aux patron.ne.x.s pour qui nous protéger restent dans leurs résudences secondaire pendant que d’autres continuent à travailler pour leurs profits ».

12h: Les HUG et MSF ont fait une enquête samedi dernier dans la fille de plus de 2’000 personnes venues pour la distribution de colis alimentaires à la caserne des Vernets (Voir Suivi des 4 et 8 mai). Résultats : plus de 60 % n’ont pas d’assurance maladie et 52 % sont des personnes sans-papiers. Sur ces dernières, le chef du département de médecine de premier secours aux HUG dit : « Il y a en effet plusieurs milliers de personnes dans notre canton […] qui gardent nos enfants, qui font des ménages à nos domiciles, qui sont engagées dans la restauration mais sur des contrats extrêmement précaires […] elles n’ont aucune réserve financière, peut-être pour 2 ou 3 semaines mais pas au-delà ». Sont touchées, à présent, aussi « des personnes avec des permis de séjour, des personnes parfaitement intégrées ici, des mères célibataires, des personnes avec des petits emplois fragiles, à temps partiel qui sont […] en demande de chômage partiel ou d’aide sociale. Il y a pas un profil type mais un profil de plus en plus varié à mesure que cette marée de crise économique monte. » « Le médecin genevois appelle à un sursaut civique devant cette situation. Ceux qui le peuvent et « qui n’ont pas souffert économiquement de la crise doivent ressentir un devoir de solidarité envers ces personnes », dit-il. » Pour sa part, Le Silure appelle à un sursaut politique, mais aussi à une solidarité de classe, un changement de système et une régularisation de tou.te.s les sans-papiers ! (Source: Fil d’info RTS, Twitter @DariusRochebin)

11h: Alors que Thierry Apothéloz, tourne autour du pot au sujet de l’engagement du canton [de Genève] dans l’aide alimentaire, le gouvernement cantonal propose la semi-étatisation du… Salon de l’auto. Dans un entretien complaisant au Courrier, Apothéloz sautille d’arguties en solutions managériales. Il a fallu une distribution dans des conditions détestables pour les récipiendaires pour que le département de la soi-disant « cohésion sociale » s’avise que des gens n’avaient plus de revenu et pas d’indemnités ? C’est la faute à l’enchevêtrement communes-canton, à la confédération, au cadre légal plus strict, couine le pseudo-socialiste. Ses solutions : un groupe de travail et le « pilotage de la question alimentaire de façon globale ». Ni fromage, ni jambon : rien de très concret, comme dirait le président cocaïnomane de la République française. Pour le Salon de l’auto, en revanche : 17 millions sont dans les starting blocks sans groupe de travail ni comité de pilotage. (source: Canal Telegram Détaché de presse)

8h30: Lundi dernier, des citoyens ont publié un « appel pour un redémarrage humaniste de la Suisse ». Leur idée était de faire des happenings chaque jour à midi dans des grandes places en traçant autour de soi un carré de 4m2. La police a distribué des amendes à Genève pour non-respect de l’ordonnance sur les rassemblements et deux personnes ont même été embarquées le 6 mai devant la Gare Cornavin. Mardi, des jeunes de la Grève du climat ont été aussi arrêtés à Berne devant la session parlementaire, ils protestaient contre le renflouement massif de la compagnie aérienne Swiss. Amnesty International proteste. Un journaliste du Courrier à la recherche d’infos se fait mener en bâteau: « Le Conseil fédéral envisage-t-il de lever l’état d’urgence qui verrouille les libertés publiques et à quel rythme? A l’Administration fédérale, on se refile la patate chaude, du Département de l’intérieur au Département de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication, puis à la Chancellerie, avant un retour à l’Intérieur. » (source: Le Courrier, Tribune de Genève, Twitter @ag_bern, Twitter @klimastreik)

8h: Les récoltes de la Brigade de solidarité populaire Genève se poursuivent la semaine prochaine, lundi et jeudi 14h-18h devant l’Usine. (source: Page FB Action antifasciste Genève, Page FB Brigades de Solidarité Populaire)

Vendredi 8 mai

17h: Dans le Courrier du 1er mai dernier, petit article sur l’annonce de la création d’une « nouvelle faîtière syndicale libertaire » nommée Syndibasa. Ses membres viennent de Suisse romande et alémanique, il s’agit de l’Association Romande des travailleurs/euses de l’Installation Electrique (ART-IE), la FAU Bern, la Fédération syndicale SUD, le Gewerkschaft Basis 21, l’Interprofessionelle Gewerkschaft der ArbeiterInnen (IGA) et le Syndicat Autonome des Postier (SAP). Extrait de leur déclaration: « Nous sommes en rupture avec le syndicalisme institutionnel de paix du travail qui empêche le monde du travail de se défendre, de se construire comme puissance, d’imposer ses revendications et de faire avancer les choses. […] L’exemple le plus flagrant de cette dérive est sans doute la négociation de conventions collectives de travail menée sans mobilisation et sans construction de rapports de force » (source: Le Courrier, Sud-VD)

16h: Dans Le Monde de mercredi dernier, un article sur les distributions de colis alimentaires à la caserne des Vernets de Genève. « Les récipiendaires sont ces milliers d’« invisibles », sans-papiers le plus souvent, ou travailleurs précaires, qui exerçaient dans la restauration, sur les chantiers, comme nounous ou comme femmes de ménage. La crise du Covid-19 les a laissés sur le carreau : sans travail, sans ressource et souvent sans soins, en pleine pandémie, et confinés dans des logements surpeuplés. » (source: Le Monde, Le Courrier)

15h: Tag à Genève « Nos vies valent plus que leurs crédits » (quartier des Pâquis).

Jeudi 7 mai

18h: La police française serait-elle sur les dents? À Bourg-en-Bresse (dans l’Ain, département voisin de Genève), le RAID a arrêté le 27 avril une personne « membre de l’ultragauche » (sic) ainsi qu’une de ses connaissances à Corbas (région lyonnaise). Le tout « dans le cadre d’une enquête préliminaire pour « association de malfaiteurs en vue de commettre un crime ou un délit » et « infraction à la législation sur les armes », a indiqué le parquet de Lyon.» » Ils étaient soupçonnés de « préparer une action armée contre les forces de l’ordre », rien que ça ! Comme un petit fumet de fantasme policier dans l’air… La procédure a été classée deux jours plus tard par la justice. (Source: Le Progrès, Lyon Mag)

16h: Retour avec un peu de retard sur le 1er mai zurichois. Pas de cortège là-bas mais de nombreuses actions décentralisées dans la ville. De nombreuses photos et vidéos sont disponibles sur Twitter, on peut mentionner un peinturlurage en pleine journée du siège de Credit Suisse, des banderoles de solidarité un peu partout et des collages féministes. Des serrures d’appartement de luxe loués sur Airbnb ont aussi été bouchées avec de la colle. Il y a eu plusieurs tentatives de se rassembler en petits groupes avec des banderoles de plus de 2 mètres. Le communiqué du Revolutionäres Bundnis dit: « Nous avons [mené ce 1er mai] sous des formes diverses et adaptées afin de nous protéger et de protéger les autres en termes de santé, tout en rendant notre résistance visible dans les villes et les quartiers. » Coïncidence ou non, une conseillère d’Etat PS zurichoise réclame le lundi suivant au Conseil fédéral la levée de l’interdiction de rassemblement de plus de 5 personnes au nom de la reprise de la vie démocratique. (source: Twitter @revmob20, @ajour_mag et @sozialismus_ch, Revolutionäres Bündnis Zürich, Aufbau, Tages Anzeiger)

14h: Sur Renversé, le Collectif de réquisitions solidaires a posté une vidéo devant un immeuble vide dont il occupe 4 appartements à Genève. Situé au 4 rue des Maraîchers à la Jonction, ils sont la propriété de l’Hospice général qui laisse pas moins de 50 appartements vides ! Extraits du communiqué : « Ces occupations devaient permettre de loger 10 personnes jusqu’à la démolition des immeubles en question, [qui vivaient] jusque là entre les lieux d’accueil bas-seuil et la rue. Nous considérons que la “solution” actuelle avancée par la Ville de Genève pour loger les personnes les plus précaires pendant la crise sanitaire du COVID-19, à savoir la réquisition de la caserne des Vernets, n’en est pas une […] . Par ces occupations, nous proposons une alternative respectant les droits fondamentaux et la sécurité des personnes.» Le collectif rapporte que « quelques 337’000 m2 de surfaces commerciales actuellement inoccupées dans le canton de Genève (chiffres de juin 2019, OCSTAT) et de nombreux appartements et maisons voués à être détruits dans lesquels personne n’habite. Nous trouvons indispensable et légitime que des personnes en situation de précarité puissent bénéficier d’un logement à taille humaine, sans contrôle d’identité, dispositif de sécurité et autres contraintes mettant à mal les libertés fondamentales de chacun·e. . […] Au vu de la quantité d’espaces vides et habitables dont l’Hospice Général dispose ici, nous en appelons au bon sens et demandons leur mise à disposition sans plus attendre. » Dans l’attente, face au vide : réquisitions solidaires ! (Source : Renversé)

7h30: Dans La Tribune de Genève de lundi dernier, un article sur les mesures des patrons de l’hôtellerie pour décharger les coûts du confinement sur leurs employé-e-s. Des hôtels ont forcé les salarié-e-s à prendre des vacances et Unia Genève proteste à ce sujet. Un employé de l’hôtel 5 étoiles Four Seasons Hôtel des Bergues témoigne:  «Si on avait dû sacrifier quelques jours de vacances, j’aurais compris, mais là, ce sont des semaines qu’on nous a prises.» Mêmes problèmes au Mandarin Oriental et à l’Hôtel Mövenpick, une employée témoigne qu’elle a vu des « heures supplémentaires en négatif » sur sa fiche de paie. (Source: Tribune de Genève)

7h: La RTS partage les résultats d’un sondage publié aujourd’hui et réalisé par la société de conseil Deloitte : « En raison de la crise du coronavirus, près d’un cinquième des employés suisses estime qu’il est probable qu’ils perdent leur emploi et quasiment un quart des indépendants pensent qu’ils vont faire faillite […]. La situation au travail depuis la crise du coronavirus s’est détériorée pour 63% de tous les employés en Suisse […]. Plus de la moitié d’entre eux ont dû réduire leur temps de travail, 27% décompter des heures supplémentaires, un quart poser des congés par anticipation et 2% des employés ont même été licenciés. » Sans commentaires….(Source : RTS, Fil d’info)

Mercredi 6 mai

17h: La RTS réécrit déjà l’histoire. Dans La Matinale, un journaliste affirme qu’il n’y a pas eu de mutinerie dans les prisons suisses. « La maladie ne s’est pas propagée dans les prisons suisses, pas de mutineries non plus, mais une période de confinement difficile à vivre, suspension des visites oblige […] ». Faux, vendredi 3 et samedi 4 mars à la prison surpeuplée de Champ-Dollon à Genève, des détenus ont refusé de retourner en cellule après la promenade deux jours de suite (voir Suivi des 3, 4, 6, 8, 13.04 et le témoignage publié sur notre site). Par ailleurs, la journaliste introduit le sujet en disant : « «Et le coronavirus, toujours, qui pèse sur le moral des détenus. » A les écouter, ce n’est pas le coronavirus qui pèse sur leur moral mais l’enfermement, l’isolement, la peur d’être infecté et la maltraitance de cette institution répressive. C’est le mot « liberté » qu’ils criaient dans la campagne genevoise ces jours d’avril. Solidarité avec toutes les personnes incarcérées ! (Source : RTS La 1ère, La Matinale)

9h: La pauvreté ne tombe pas du ciel ni du Coronavirus : Interrogé sur la proposition d’un «hélicoptère monétaire », des bons de 500.- donnés par la BNS à chaque citoyen-nes suisses, le directeur de Caritas Vaud répond : « Ces aides-là ne toucheraient pas les personnes que nous aidons aujourd’hui puisque la plupart des gens que nous aidons n’existent pas sur une liste. » Il souligne ensuite l’un des mécanismes de la précarisation des sans-papiers en Suisse « qui fonctionnent et qui travaillent en dehors du système mais qui nous permettent, à nous, de travailler dans notre système. Ce ne sont pas des gens […] éloignés. Ils travaillent dans l’économie domestique, ils gardent nos enfants, ils nettoient nos ménages, etc. Ils soutiennent peut-être nos personnes âgées. Ces gens, certains d’entre nous sont leur patrons, si nous ne leur donnons pas l’enveloppe que nous avons l’habitude de leur donner, ils n’ont tout simplement pas de revenu. […] Si les patrons que nous sommes pour certains avaient payé ces gens, la fille [de personnes venues pour une distribution de nourriture] vue à Genève serait moins longue. » En réponse à la pauvreté organisée par le système néolibéral, un slogan approprié : « One solution! Revolution! » (Source : Forum, RTS La 1ère)

8h: De la première ligne au licenciement : Alors qu’il s’agit d’un secteur essentiel dans la crise du Covid-19, l’entreprise genevoise TN Technique du Nettoyage SA ne s’est pas gênée pour limoger plusieurs employés : « On n’a jamais arrêté de travailler, s’indigne [un des employés]. Même le samedi et le dimanche, il fallait y aller, effectuer des déménagements ou de la manutention, alors qu’on a un contrat de nettoyage. Et voilà qu’on nous licencie. On ne s’y attendait pas. » Dix jours après avoir appris leur licenciement, cinq employés ont eu vent que leur employeur avait déposé une demande de chômage technique, une aide publique dont l’objectif est, en cas de réduction d’activité, d’éviter les licenciements. Dans une action menée ce matin devant cette entreprise, le SIT dénonce également l’entreprise Pronet SA. Pourtant au bénéfice de la réduction de l’horaire de travail, celle-ci a obligé ses employé.e.s à poser des vacances au mois de mars. Le syndicat revendique une augmentation salariale ainsi que le payement par l’employeur des 20 % de salaire non perçus durant le chômage partiel car « la très grande majorité du personnel de nettoyage gagne moins de CHF 4’000.- par mois. Ainsi, le personnel mis au chômage technique n’arrive pas à subvenir à ses besoins les plus élémentaires » (Source : Tribune de Genève, SIT)

Mardi 5 mai

16h15: Des banderoles et une affiche, toutes à Genève.

16h: Au téléjournal, une caissière parle de son travail dans l’un des « deux géants » [de la grande distribution] durant la crise du Covid-19 : « On part au travail avec une crainte d’être contaminée parce que mes collègues qui sont dans les rayons sont directement exposés avec les questions des clients. Et nous, à la caisse, aussi, même si des mesures de protection ont été installées par la suite, le port de gants, le désinfectant, le plexiglas, vous avez toujours des gens qui viennent vers vous, que ce soit de côté ou en face, [pour] vous poser une question de très près. Cette peur existe toujours malheureusement. […] Les clients, ça va un peu mieux. Au début, je peux les comprendre aussi, c’était très difficile, très pénible. Parce que les gens allaient dans les magasins, ils ne trouvaient pas soit 1kg de sucre, de riz ou de farine, donc ils se sentaient un petit peu frustrés, un peu énervés parce qu’ils ne trouvaient pas cette marchandises. Et c‘est clair que c’était nous, à la fin, à la caisse qui devions accepter ces critiques ou un peu la colère de ces clients parce que justement ils ne trouvaient pas la marchandise. » Le personnel de vente, au front toujours les jours depuis le début de la crise, attend encore une prime réclamée par l’USS, nous apprend le journaliste. Quid d’une augmentation salariale ? (Source : 19:30, RTS 1)

10h: Action du syndicat étudiant CUAE vendredi dernier à Genève avec une banderole sur Uni Dufour « Examens maintenus, à quels prix? ». Les affiches placardées reprennent des témoignages d’étudiant-e-s en galère avec la pandémie et pointent du doigt le fait que la précarité joue à plein dans la réussite ou l’échec aux examens. « J’ai trois enfants de 1, 3 et 6 ans. Avec la fermeture des crèches, je les garde à la maison. Impossible de suivre les cours et on me demande de passer les examens, alors que je ne peux me permettre un semestre de plus », « j’ai été appelé à la PCi jusqu’à la fin mai. Je travaille les nuits dans un EMS. Dois-je choisir entre dormir ou réviser pour mes examens? ». Par ailleurs un réseau intercantonal a été formé avec des syndicats et associations d’étudiant-e-s de Lausanne et Neuchâtel avec un site web dédié action-education(point)ch. (source: Page FB CUAE, Silure)

Lundi 4 mai

19h: Retour sur le 1er mai à Bâle, seule ville suisse où il y a eu un cortège. Le communiqué posté sur Barrikade dit que 800 à 1000 personnes ont repris les rues et manifesté par petits groupes. Des contrôles ont eu lieu à la fin. Extrait : « Depuis le début de la crise du Corona, des tentatives ont été faites pour répercuter les coûts de la crise sur les conditions de vie. Nous devons maintenant lutter contre cela de manière décisive. » AufBau a également accroché des banderoles devant plusieurs hôpitaux à Bâle comme à Zurich et Winterthur en solidarité avec le personnel de la santé. « Avant la crise, le discours du côté politique était clair : les soins de santé sont trop chers. Il faut économiser, économiser, économiser […]. Et dès que le Corona est arrivé, la première mesure prise d’en haut a été d’abroger le droit du travail. En parallèle, le travail d’infirmier, souvent dévalorisé et mal payé, [… ] a reçu l’appréciation que ce travail mérite. Mais les mots, les applaudissements et le chocolat ne suffisent pas. Si nous voulons vraiment offrir des soins de qualité, si nous voulons mettre la vie des gens au centre de nos préoccupations, le système de santé doit être radicalement modifié. [… ] Nous devons nous battre ensemble : pour un service de santé publique de qualité et gratuit, dans lequel il n’y a pas de place pour une médecine à deux vitesses ni pour les intérêts du capital.» Cette manif du 1er mai a provoqué une réaction courroucée dans le journal bourgeois Basler Zeitung qui a déclaré qu’on ne pouvait pas être contre le capitalisme car c’est lui qui produit les masques (!) (Source: Barrikade, Twitter @mai_basel, Page FB Revolutionärer Aufbau Basel, Basler Zeitung, non traduit)

16h30: Plusieurs centaines de mètres de queue, trois heures d’attente, 1’300 colis alimentaires d’une valeur de 20 francs. A Genève, plus de 2’500 personnes se sont déplacées samedi dernier à la Caserne des Vernets nous rapporte Le Courrier dans un article intitulé « Le nouveau visage de la pauvreté ». La Caravane de solidarité est à nouveau à l’initiative de cette distribution [cf Suivi 20 avril]. Le directeur du Centre social protestant déclare « On ne peut pas parler de cette situation sans évoquer Papyrus (l’opération genevoise de régularisation des personnes sans-papiers, ndlr). On en a régularisé plus de 2000, leur nombre total est estimé à environ 10 000. On a donc 8000 personnes qui théoriquement n’ont droit à aucune aide et qui ont subi de plein fouet le ralentissement économique. » L’édito du Courrier critique l’inaction du gouvernement cantonal : « Ces personnes n’ont guère ému les autorités fédérales: elles ne sont pas concernées par les milliards prévus pour la relance économique, au prétexte que l’aide au secteur domestique est trop compliquée à mettre sur pied. Et au bout du lac, alors que le département du développement économique a lâché 100 ‘000 francs pour assister les restaurateurs désireux de faire livrer leurs repas à domicile, ce sont des initiatives privées qui pallient l’absence de soutien nutritionnel étatique aux plus fragiles. En ce moment, le silence du Département de la cohésion sociale de Thierry Apothéloz est assourdissant. […] Une main-d’œuvre dont personne ne veut voir le visage, et dont les autorités n’ont que faire du ventre qui crie. ». Dans le Temps une femme de ménage d’origine philippine témoigne «Nous parlons mieux l’anglais que le français. Pour cette raison, nous sommes les femmes de ménage, les nounous ou les domestiques des expatriés. Une de mes amies a perdu son emploi et du même coup son domicile.» (Source : Le Courrier, Le Temps)

16h15: Banderole aux fenêtres à Genève. « Le virus mortel c’est le capitalisme ». (source: Silure)

16h: reprise du Suivi après une petite pause. Retour sur le 1er mai genevois avec la fresque commune des Jeunes révolutionnaires, de l’Action antifasciste et du Secours Rouge sur la façade de l’Usine. « Seul le peuple sauve le peuple ». Extraits des communiqués: « Le patronat suisse et mondial annonce déjà des baisses de salaires, des extensions du temps de travail ou encore des réductions des assurances sociales. […] Pour ce premier mai 2020 nous voulons crier haut et fort notre refus de ce système qui privatise les bénéfices et socialise les pertes mais aussi montrer notre esprit combatif et notre solidarité internationale. » (source: Page FB Action antifasciste Genève, Page FB Secours Rouge Genève et Page FB JRG – Jeunes Révolutionnaires Genève, Page FB Feu au lac)

Vendredi 1er mai

13h: Collage ce matin à Genève dans la cour du Silure. « Multinationales, banques et patronat, covidons les coffres ! #NousNePaieronsPasVotreCrise ». À Genève, un 1er mai 2020 pluvieux et sans cortège. La période actuelle est critique; depuis le 16 mars et le début du semi-confinement, le Silure a modestement tenté d’apporter sa pierre aux discussions avec la publication de témoignages, de textes et d’un suivi en continu sur son site. Il va falloir garder son sang-froid mais aussi donner de la voix dans les mois à venir ! Le capitalisme ne peut régler les pandémies qu’à sa façon, les rapports de force restent nécessaires pour imposer d’autres choix en matière sociale et économique. À bientôt dans les rues, bon 1er mai à tout le monde ! (source: Silure)