« La protection civile c’est l’armée de réserve du capitalisme »

« La protection civile c’est l’armée de réserve du capitalisme »

Au moment où il y a eu les premières contaminations de masse en Suisse, chaque personne qui pouvait être astreinte à la protection civile a reçu un courrier à la maison. Daté du 18 mars, il comportait des mots écrits en rouge pour bien souligner qu’il s’agissait d’une mobilisation exceptionnelle : « Information en cas de mobilisation » ; avec le logo de la République et du Canton de Genève, il émanait de l’Office cantonal de la protection de la population.

Témoignage récolté par téléphone mi-avril 2020.

« Et tous les soirs, les gens tapent aux fenêtres, font du bruit… »

Il était aussi indiqué que ce n’était pas un choix et il était précisé que : « ce document peut également servir d’attestation pour votre employeur ». Ce qui signifie donc : tu es à notre disposition. Les personnes employées par l’État n’ont pas d’excuses pour refuser, contrairement à celles qui travaillent dans des entreprises privées, définies comme prioritaires et toujours actives, et aux soignants concernés par le Covid qui sont exclus de cette réquisition car ils participent déjà à l’effort collectif.

La protection civile fonctionne comme l’armée, c’est-à-dire que tu as des cours de répétitions**, en fonction des besoins et selon les communes. La tâche des affectés pour la patrie, en temps normal, c’est par exemple d’aller voir si les sirènes d’alarme fonctionnent, si dans les PC l’eau est disponible, si l’hygiène est respectée, etc. Juste avant le Covid, certains affectés dont les cours de répétition avaient déjà été programmés ont été réaffectés au dispositif mis en place pour agir contre le Covid. Il faut dire que la protection civile du canton de Genève et celle du Tessin ont réagi plus vite que la Confédération. À partir du premier cas, le canton de Genève a commencé à envisager le scénario du pire et c’est pour cela que nous avons tous été prévenus qu’on pouvait être convoqués à tout moment. La protection civile à Genève compte 5000 personnes. Et si je ne me trompe pas, on est déjà 2000 à avoir fait et à faire des jours de service. C’est énorme ! D’habitude quand tu fais tes quatre jours par année, tu croises les mêmes têtes. Là, c’est différent. Je pourrais presque faire une espèce de sociologie, on a tout un panel de la société civile : il y a des avocats, des médecins dont la spécialité n’est pas mobilisée pour le Covid, des boulangers, des ouvriers, etc. A part des gens dont le travail est considéré comme fondamental, on est tous là !

La mobilisation se fait soit par sms, soit par email, pour ne pas être tributaire du ralentissement du courrier, parce qu’il y a une partie du personnel de la poste qui ne travaille pas en ce moment. Donc tu es affecté en fonction de l’emplacement géographique de ton domicile, car la protection civile est répartie plus ou moins en communes et selon les effectifs, on est volontaire ou pas… Comme la partie du canton où je suis rattaché ne disposait pas d’assez de personnes, j’ai reçu une convocation quelques jours après cette première lettre. J’ai été affecté dans les unités qui appuient le personnel médical dans le cadre du dépistage Covid-19. Là pour le coup, tu sens quand même que ce n’est pas quelque chose d’inutile. Alors le fait que tu sois convoqué n’est pas un problème. Moi je comprends pourquoi j’ai été appelé. Il faut appuyer le personnel soignant, ça fait partie du truc ; on sait qu’il y a potentiellement des sous-effectifs, donc on peut comprendre. C’est presque normal. Durant cette période, la protection civile fait toute une série de choses : elle appuie les activités de dépistage, elle aide aux soins intensifs, elle aide les ambulanciers et les services de livraisons au domicile des personnes âgées… Mais lorsque tu apprends par les autres personnes astreintes à la protection civile quelles sont leurs tâches, alors tu te rends compte qu’en parallèle, toute une série de personnes ont été et sont appelées pour faire des tâches qu’on ne peut pas considérer comme étant au service de la communauté.

Être mobilisé pour la patrie et… « faire le larbin de tel ou tel supermarché »

Toute une partie des astreints est au service de certaines entreprises privées qui sont contentes d’avoir trouvé de la main-d’œuvre gratuite. J’ai trois exemples. Lequel est le plus ridicule ou violent socialement ? Le premier concerne une clinique privée fermée pour tout ce qui n’est pas primordial, comme un accouchement prévu ou des examens importants déjà agendés. Le directeur de cette clinique privée a demandé à la protection civile d’avoir deux personnes à disposition pour faire le tri à l’entrée du parking. Une fonction qui pourrait très bien être remplie par n’importe quelle personne qui travaille là-bas, un agent de sécurité ou quelqu’un du personnel. Alors que les affectés de la protection civile, c’est du personnel gratuit ! La clinique n’a pas à les payer. Donc elle peut mettre toute une partie de son personnel au chômage technique, parce qu’ils ne sont pas occupés en ce moment, mais en même temps elle profite d’une main d’œuvre gratuite et de personnes qui n’ont pas eu le choix d’être là.

« En fait, on remplace le personnel qui aurait pu continuer à travailler si on leur avait confié cette tâche de vérification et ainsi être payé à 100 % par leur entreprise. »

Le deuxième exemple concerne les supermarchés alimentaires. Toute une série de magasins, que ce soit les grands ou les petits, ont demandé le soutien de la protection civile, uniquement, pour vérifier que les gens respectent les distances sociales et pour contrôler les attroupements dans les rayons des magasins. La plus caricaturale des réquisitions que j’ai vue concerne un grand supermarché de gros, où il y a un gars de la protection civile qui récupère les chariots à la sortie du magasin quand les clients sortent, qui les désinfecte et qui les donne aux clients qui entrent. Alors qu’à l’intérieur, la moitié des caisses sont fermées, ce qui signifie concrètement que la moitié des employés n’ont pas été appelés à venir travailler. Dans une des plus grandes chaînes de supermarchés suisses, c’est la même chose : les gens de la protection civile posent régulièrement des scotchs par terre pour maintenir les distances interpersonnelles et ensuite, ils sont postés devant le magasin toute la journée pour voir si elles sont respectées. En fait, on remplace le personnel qui aurait pu continuer à travailler si on leur avait confié cette tâche de vérification et ainsi être payé à 100 % par leur entreprise. Devant une grande enseigne du centre-ville, la queue étant très longue parfois, elle fait même tout le tour du pâté de maisons, les astreints de la protection civile doivent faire le tour de la queue pour contrôler que les clients respectent bien les distances sociales. Une autre de leurs tâches, que n’importe quel employé de ce grand magasin aurait aussi pu faire, c’est de veiller à ce que les personnes âgées soient directement accompagnées à l’entrée pour qu’elles n’aient pas à attendre.

Dans le même temps, le personnel des autres rayons de ce magasin a été mis au chômage technique. Donc l’entreprise n’a pas à verser le salaire de ces gens-là. Cette enseigne fait fonctionner son commerce, juste le minimum autorisé, l’alimentation. Elle exploite du personnel qui est fourni gratuitement par l’État. Il y a un article sorti dans la presse qui parlait des militaires et qui allait dans le même sens, expliquant que des militaires avaient été affectés à l’hôpital et qu’ils remplaçaient du personnel mis au chômage technique ou en vacances forcées. D’ailleurs, on ne sait pas encore combien de personnes ont été obligées à prendre des vacances durant cette période…

Ces entreprises privées, cliniques privées ou supermarchés se plaignent des restrictions, alors qu’en fait, elles font des économies puisqu’avec le chômage technique, c’est la caisse cantonale qui paye le salaire réduit à 80% des personnes qui ne sont plus à disposition des entreprises et de surcroît, ces magasins disposent de main d’œuvre gratuite.

Un troisième exemple assez caricatural : dans une clinique privée, il y a deux gars de la protection civile qui s’assurent que personne ne vienne sur la propriété privée de la clinique et, en échange, ils reçoivent un plat du jour à midi. Entre le coût de ce plat d’environ 14 CHF ou le salaire d’un mois, c’est tout bénéfice. C’est affligeant ! Parce que oui la protection civile remplit des tâches louables, je pourrais encore citer le réaménagement de la caserne des Vernets en centre d’accueil pour les personnes sans-abris. Les gars de la protection civile ont bossé cinq jours de suite pour pouvoir réaffecter les lieux en un espace presque vivable. C’est un travail plus ou moins utile, puisqu’il permet à des gens d’avoir un espace de vie ; quelquefois, les astreints nettoient les habits des personnes sans-abris… Mais, à l’opposé, tu peux te retrouver à faire le larbin de tel ou tel supermarché. Ce n’est pas la protection civile qui décide ça, ce n’est pas la hiérarchie non plus, c’est le canton de Genève. L’État et les communes lui donnent des missions. Il suffit que des supermarchés le demandent. Le moment le plus problématique a été le week-end de Pâques. Comme il y avait la crainte d’un afflux sur les supermarchés, je pense que pas loin de 80 % des supermarchés du canton ont demandé de l’aide à la protection civile. Et du coup, il y avait des astreints dans quasi tous les supermarchés de quartier. J’ai vu un centre commercial de Plainpalais qui lui, a eu recours aux agents de sécurité déjà engagés en temps normal pour faire le tri à l’entrée, afin de vérifier qu’il n’y ait pas trop de monde qui entrait dans le centre. Sinon, partout ailleurs, tu voyais des gens de la protection civile faire ce boulot. Devant un supermarché de la Jonction, les gars de la protection civile sont venus parce qu’il y avait trop de monde qui faisait la queue et ils ont organisé un labyrinthe. Ça fait peur mais c’est ça !

« Est-ce que les gens de la protection civile sont là pour faire les supplétifs de la police ? »

Durant le week-end de Pâques, la protection civile devait également vérifier dans les espaces publics que les distances sociales étaient respectées, pas de rassemblement de plus de cinq personnes. Mais, elle n’avait aucun pouvoir. Elle pouvait dire quoi, à part : « Vous ne devriez pas être cinq. » Le but de cette présence est clairement dissuasif, en suivant cette logique que si les gens voient quelqu’un en uniforme, ils vont respecter la règle. Quand tu es à la protection civile, tu dois porter un uniforme. Et c’est le cas aussi des sapeurs-pompiers qui devaient se balader, non pas en civil, mais en uniforme. La protection civile est vêtue de vert olive. Vert, c’est la couleur de l’armée dans l’ordre du symbolique. Quand tu vois des gens qui sont habillés tous pareils, dans des codes de couleurs hyper précis – le bleu, le vert olive – ça ne te fait pas vraiment penser à un truc de dissuasion, mais plutôt à un truc autoritaire. Ces gars de la protection civile sont aussi conscients qu’ils sont là pour des mauvaises raisons : surveiller… Ils sont là, à se balader dans les parcs et ils ne vont pas aller engueuler les gens, ils se disent que ce n’est pas leur rôle.

« Est-ce que les astreints de la protection civile sont là pour faire les supplétifs de la police ? La question se pose de plus en plus. Parce que pour ceux qui surveillent les parcs, c’est ça ! »

Quand on est astreint à la protection civile, on reçoit une formation de base. Avec cette formation de base, on est apte à aider en cas de catastrophe. Le Covid-19, c’est une catastrophe. Et donc, en ce moment, il y a une équipe qui est dans les locaux des ambulanciers et qui les aide à désinfecter les ambulances tous les soirs. D’habitude, il n’y a pas autant d’ambulances qui circulent dans les rues de Genève. Il y a tellement de demandes en ce moment qu’il faut accélérer le rythme, il faut que ce soit désinfecté le plus vite possible. Dans ce cas, notre rôle se justifie. C’était aussi le cas quand, pour soulager le personnel d’une clinique privée et réquisitionnée ; la protection civile a monté une tente hôpital d’appoint pour recevoir les personnes susceptibles d’avoir le coronavirus. Les mêmes tentes ont été montées devant d’autres cliniques privées, devant l’hôpital et des centres médicaux. On est formés à ce genre de choses. En cas de catastrophe, on est censés pouvoir suppléer des sapeurs-pompiers, des médecins, des cantonniers, tous les gens qui sont en première ligne. Alors que surveiller les gens dans les supermarchés ou aller faire la morale aux promeneurs dans les parcs ou au bord du lac, ce n’est clairement pas ce pourquoi les astreints ont été formés jusqu’à aujourd’hui. Si ça devient la norme…. On ne sait pas de quoi demain sera fait. On ne sait pas si, à partir de l’année prochaine, on ne nous dira pas que maintenant, ça entre dans nos compétences. Est-ce que les astreints de la protection civile sont là pour faire les supplétifs de la police ? La question se pose de plus en plus. Parce que pour ceux qui surveillent les parcs, c’est ça ! En fait, ils ont intégré l’ordre répressif – ou comme Weber le disait, la capacité coercitive de l’État – sans l’avoir voulu.

Des affectations aux limites floues…

Devant le foyer Frank-Thomas, j’ai vu un astreint de la protection civile et je me suis demandé ce qu’il y faisait. Déjà en temps normal l’agent de sécurité devant, c’est choquant, mais tristement pour un foyer, on s’y est habitué. Qu’est-ce que le gars de la protection civile vient apporter là-bas ? On s’est demandé si on allait être postés devant les foyers de migrants… C’était une interrogation, car on a vu des astreints vers des foyers. Autre exemple : Des scouts font les livraisons pour les personnes âgées. Il y a des gens de la protection civile qui les aident matériellement. Pour que les livraisons ne se fassent plus à vélo, ne durent pas 45 minutes… dans les zones plus reculées, à la campagne.

Il y a encore un domaine où la protection civile intervient, mais je ne sais pas à quel point il est représentatif. La protection civile a des camionnettes prévues pour ce genre d’urgence. En ce moment, certaines d’entre elles servent à livrer les repas à domicile aux personnes vulnérables. Mais on a aussi vu des camionnettes de la protection civile transporter des militaires à la douane pour qu’ils prennent leur poste et qu’ils s’assurent que personne ne franchisse la frontière. Il semblerait que l’armée n’a pas assez de véhicules, ce qui est quand même assez troublant vu le fric qu’on lui file chaque année. Les gens de la protection civile ne sont pas, eux, postés aux frontières. Peut-être pas encore ? On ne sait pas encore l’évolution du Covid, donc tout peut changer tous les jours en termes d’affectation…

Au moment où l’on a reçu la première lettre datée du 18 mars, on nous a dit qu’on serait mobilisables jusqu’à la fin avril, selon le calendrier prévu. Puis le 5 avril, la mobilisation a été prolongée au 31 mai. Et ensuite le 17 avril, on a compris qu’on serait peut-être mobilisables jusqu’au 30 juin.

Les conditions d’affectation : horaires, salaire, assurance…

En cette période de crise, les astreints à la protection civile, on nous prévient de semaine en semaine. On est réquisitionnés trois à quatre jours par semaine. Soit du lundi au jeudi, soit du vendredi au dimanche. Au début de cette crise sanitaire, il fallait être à 7h30 aux abris PC*** où se trouvent les centres de commandement. Le paradoxe étant que, tout à coup, ces abris PC ont été réaffectés à ce pour quoi ils ont été conçus. Car l’anomalie, c’est qu’en Suisse il y a des migrants logés dedans. Heureusement nous, nous n’avons pas à dormir dedans ! On est convoqués soit à 7h30, soit à 14h30 à l’abri. On est censés être disponibles de 7h30 à 23h30, mais répartis en deux groupes, celui du matin, puis celui de l’après-midi. Dans une journée, on travaille entre sept et huit heures. On a une pause à midi pour manger la nourriture qu’ils nous donnent.

Les chefs de la protection civile, contrairement à nous, sont mobilisés six à sept jours par semaine pour un jour de pause. Ils peuvent enchaîner huit jours de suite. Et ils ont les horaires les plus pourris. Ils doivent arriver avant nous et partir après nous. En ce moment, ils sont responsables de faire les plannings. Ils reçoivent d’abord une affectation et ils doivent faire des calculs et décider combien de personnes sont nécessaires et à quels horaires. Ils gèrent les ressources humaines et font de la planification en quelque sorte. Ils doivent s’occuper de l’accueil de chaque astreint, leur expliquer les tâches, être là pour s’assurer que la relève est bien arrivée. En général, il y a deux chefs pour une journée donc l’un fait 6h30-15h et l’autre 15h30-24h pour s’assurer que tout s’est bien passé durant la journée.

Le salaire, c’est pervers. Quand tu es à la protection civile comme à l’armée, ton salaire est compensé par l’assurance perte de gain APG. Elle couvre 80 % de ton salaire. Ton employeur est responsable. Est-ce qu’il doit continuer à te verser les 20% manquants ? C’est au libre choix de l’employeur. Pour les indépendants, c’est tout bénéfice, car ça passe directement sur leur compte et si tu fais l’équivalent d’un temps plein, c’est 5’800 CHF par mois. Pour les employés, il y a toute une série d’employeurs qui ne payent pas les 20% et toi tu tournes à 80% durant cette période. Un autre truc pervers : chaque jour qu’on passe à la protection civile, en fait on est couverts par l’assurance militaire. Le département de la défense paie l’assureur SUVA pour toutes les personnes astreintes à la protection civile et les militaires. Mais on ne peut pas suspendre notre assurance maladie personnelle durant cette période. Tu as donc deux assurances. Les jours où je suis à la protection civile, je paie mon assurance personnelle mais en même temps la Confédération suisse me paie une autre assurance. C’est absurde ! Pour les caisses d’assurance maladie par contre, assurer toutes les personnes qui sont astreintes à la protection civile ou à l’armée, c’est double bénéfice. Si tu tombes malade pendant le cadre de ton service, ça va se répercuter sur l’assurance militaire, mais tu auras payé deux primes indirectement. Le système est beau ! Il y a un article de la loi qui dit qu’on a le droit de ne plus payer notre assurance à partir d’un certain nombre de jours de service. Sauf que personne ne sait combien ! Personne ne nous l’a jamais dit. Je pense que c’est suffisamment élevé pour que ce ne soit pas possible, même en ce moment. La beauté du système suisse, elle s’incarne maintenant.

« Mais les gars en poste devant les supermarchés n’ont pas de masques eux ! »

Tous ceux qui, comme moi, sont affectés en renfort dans les endroits de soins et de dépistage, aux soins à domicile, aux ambulances, à l’aide de personnes sans-abris, on a tout un matos disponible et on le met à disposition des autres. Les gels désinfectants, les masques, … l’État et une grande entreprise chimique suisse nous fournissent ça. Parce qu’on a considéré que c’était important qu’on en ait. Et c’est vrai. On a tout ce qu’il faut pour éviter d’être contaminés. On nous a dit que les masques, on ne pouvait les utiliser que pendant quatre heures sur une journée de huit heures ; on a le droit d’en porter deux, d’avoir des fioles de gel hydroalcoolique qu’on remplit avec les stocks. Et on nous lave nos vêtements. Ils nous font changer d’uniforme tous les jours. Ils nous le nettoient et le désinfectent. Il y a des gens de la protection civile qui s’occupent de ça la nuit. Mais les gars en poste devant les supermarchés n’ont pas de masques eux !

Pour les astreints dans le domaine des soins, les distances sociales ont été respectées. Mais pour les autres en général, non. Et ça s’applique à tous les lieux, pas qu’aux abris PC, mais aussi aux pompiers, etc. Dans ces lieux-là, il n’ y a pas d’espace prévu pour la distanciation sociale ! Le seul avantage, c’est qu’on prend ta température le matin pour s’assurer que tu n’es pas contaminé. Mais dans les réunions briefing du matin à l’abri PC, le local n’est pas assez grand pour opérer la distanciation sociale. Il y a eu un article à ce propos dans la presse genevoise.

« L’armée et la protection civile prétendent être prêtes à parer à toute éventualité, en fait non. Tu as l’impression qu’ils se préparent les trois quarts de l’année à vivre un bombardement de l’armée allemande, qui n’est jamais encore arrivé jusqu’à aujourd’hui. Mais une pandémie, visiblement, ils ne savent pas la gérer. »

Le cas le plus problématique, c’était la protection civile de la Ville de Genève parce qu’en termes d’effectifs absolus, la Ville a beaucoup plus d’astreints que les communes périphériques. Dans ces dernières, respecter les distances interpersonnelles, ça pouvait être compliqué mais faisable ; tandis qu’en Ville, c’était impossible, ils étaient entre 70 et 80 à arriver le matin dans un abri PC ! Non seulement la distanciation sociale n’était pas respectée, mais on prenait le risque de contaminer 80 personnes par jour. Du coup, le Canton a suspendu la protection civile de la Ville de Genève pour son incapacité à assurer la distanciation sociale entre astreints. Actuellement, la protection civile des communes opère seule. Du coup, elle doit à présent se charger aussi de toutes les tâches qu’effectuait avant la protection civile de la Ville de Genève qui avait l’effectif d’astreint le plus important. On ne sait pas s’ils ont pris des nouvelles mesures, comme convoquer les gens par groupes de dix ou autres. La question se pose…

Tu pourrais très bien mieux répartir les gens. Une équipe arriverait à l’abri PC à 7h30 et repartirait à 7h40 à son affectation, puis arriverait la suivante, etc. On pourrait très bien organiser cela autrement. Il y a une part d’incompétence totale. L’armée et la protection civile prétendent être prêtes à parer à toute éventualité, en fait non. Tu as l’impression qu’ils se préparent les trois quarts de l’année à vivre un bombardement de l’armée allemande, qui n’est jamais encore arrivé jusqu’à aujourd’hui. Mais une pandémie, visiblement, ils ne savent pas la gérer, que cela concerne la population ou les gens contraints de devoir s’occuper de la pandémie. Un exemple me fait rire, c’est celui de sapeurs-pompiers qu’on a formés à faire le dépistage. Ils ont été autorisés à le faire. Ça veut dire qu’un sapeur-pompier volontaire habitué à certaines tâches de base, que ce soit prendre tes constantes (pouls, température, tension,…) ou t’évacuer d’un feu, se retrouve du jour au lendemain avec une consigne du style : « Vas-y, mets un coton-tige dans la gorge ou le nez de quelqu’un pour récupérer son frottis et faire un test Covid. » Dans une commune ils ont essayé de le proposer à des gars, m’a raconté un ami. Et on leur a demandé : « Est-ce que ça vous dérangerait de faire ça ? ». Il paraît qu’il y a eu une espèce de grève générale en réaction !

« La protection civile quelque part reproduit les schémas de la société. »

Si on me demande si je me suis senti mis en danger, je dirais que oui. C’est-à-dire que, dans une période où tout le monde est censé rester chez soi un maximum, ne sortir que pour faire l’essentiel… C’est ça le mot : l’essentiel. Les courses et aller à la pharmacie. Oui, on est clairement plus exposés que les autres. D’ailleurs, il y a un gars de la protection civile qui a chopé le Covid. C’est officiel. Pour le coup, lui c’est un chef. Et il a plus de 60 ans. Ça veut dire qu’on a mobilisé une personne de cet âge-là, à risque. C’est quand même assez grave. Les chefs n’ont pas d’âge limite pour être mobilisés, contrairement à nous. Nous, on est censés être au service de la patrie entre 18 et 40 ans. Pour être chef, c’est du volontariat. Mais, pendant très longtemps, ça ne correspondait à rien d’être chef, puisqu’il n’y avait rien qui se passait. Quand tu es astreint à la protection civile en gros tu ne fais pas l’armée, mais tu es quand même soumis à la taxe militaire. Et chaque jour que tu fais à la protection civile te permet de diminuer de 4 % ta taxe militaire. C’est quatre jours par année. Mais si tu es chef, la décote sur la taxe est de 8 %. D’après moi, il y a une raison économique à devenir chef. La plupart des chefs ne sont pas des diplômés universitaires qui gagnent plein de fric. Ce sont des gars qui ont des formations techniques, qui ont fait des apprentissages, qui ont un CFC. Payer la taxe militaire quand tu as un salaire de diplômé universitaire, ce n’est pas génial mais tu arriveras toujours à t’en sortir. Alors que si tu as fait un apprentissage, c’est pas dit. Les apprentis aussi sont taxés plus que les étudiants. Donc il y a une discrimination sociale immense ! La taxe militaire, c’est clair qu’il y a un truc de classe là-dedans. C’est un peu comme l’impôt fédéral direct : tout le monde est imposé au même taux, alors que personne ne gagne le même salaire. Donc, en terme de classe, il y a un truc très bizarre qui se passe. La protection civile, quelque part, reproduit les schémas de la société. Ces personnes, qui ont cherché à réduire au maximum leur taxe militaire, en devenant chefs se retrouvent au front, exposées comme les caissières des supermarchés, les aide-soignantes, les infirmières, les nettoyeuses des hôpitaux, etc.

Journal de bord d’agentes d’escale à Genève

Journal de bord d’agentes d’escale à Genève

Anne : Je travaille à l’aéroport comme agente d’escale dans une entreprise d’assistance au sol pour une compagnie d’aviation. Je travaille au check-in de cette compagnie. Je suis en CDD. J’ai commencé en hiver et mon contrat s’achève ce printemps. Je travaille pour cette entreprise, parce que je ne trouvais pas de boulot à la suite de ma formation. Ce n’est pas là où je me voyais évoluer, mais voilà, c’est le travail que je fais en ce moment.

Caroline : Je travaille comme Anne pour une entreprise d’assistance au sol à l’aéroport de Genève. J’ai un contrat en CDI, mais je suis payée à l’heure.

Témoignages recueillis dans la deuxième quinzaine du mois de mars 2020, à quelques jours d’intervalle.

« J’ai fait un sondage parmi mes potes en leur demandant de répondre à la question : la santé ou l’argent ? »

Menace coronavirus : journal de bord d’une agente d’escale

 

Caroline : En janvier, on a commencé à parler dans les médias d’une épidémie en Chine. Ce n’était pas très important, c’était lointain. Sauf que pour nous, qui travaillions à l’aéroport avec des vols internationaux, assez rapidement les directions des différentes entreprises actives sur la plateforme aéroportuaire de Genève ont commencé à faire des communications de crise. En disant au départ que le Covid-19, c’était en Chine, qu’il n’y avait pas besoin de s’inquiéter. Par la suite, certaines compagnies ont commencé à se poser la question de l’annulation des connexions avec la Chine, notamment Air France. Mais depuis Genève, sauf erreur, c’est Air China qui opère la liaison directe. Et eux sont partis du principe qu’ils n’annulaient pas leurs vols. A ce moment-là, des agents ont commencé à s’inquiéter et à porter des masques. C’était en janvier. Et quand je parlais de cela en dehors de l’aéroport, aux amis et à la famille, c’était exotique. Plutôt en plaisantant, on me disait que j’étais « la pestiférée ».

Certains collègues travaillant pour Air China portaient des masques, mais ceux travaillant pour d’autres compagnies n’en portaient pas. Les entreprises ont continué à communiquer en disant que ce n’était pas grave, que le virus ne résistait pas sur les passeports, les valises, les surfaces lisses, etc. Alors que fin janvier, les syndicats actifs à l’aéroport avaient dit aux directions et aux collaboratrices et collaborateurs qu’il fallait du matériel de protection. Et qu’en parallèle, l’OMS parlait d’épidémie, appelant à prendre des précautions sanitaires.

Il s’est passé une chose marquante fin janvier, qui est aussi sortie dans la presse : un Britannique ayant transité par l’aéroport de Genève de retour de Singapour s’était rendu en Haute-Savoie. Porteur du virus, il avait contaminé des personnes en Haute-Savoie, puis en Grande-Bretagne en rentrant chez lui. Mais les directions des différentes entreprises de l’aéroport continuaient à dire qu’il n’y avait pas de soucis à se faire ! Pourtant, elles ont admis le fait que cet Anglais, malade du coronavirus, avait transité par l’aéroport de Genève.

En février, les communications étaient encore régulières… mais on parlait toujours du virus « asiatique ». Les syndicats persistaient à demander du matériel pour protéger les travailleuses et les travailleurs. Fin février, je me suis payé un gel hydro-alcoolique parce que, même si, comme tout le monde, je n’y croyais pas complètement et que ce virus restait encore pour moi quelque chose de très lointain, j’ai quand même commencé à m’inquiéter me sachant au contact de beaucoup de personnes… D’ailleurs, même en temps normal, ça me dégoûte de toucher toutes ces affaires, de voir tous ces gens et je me lave souvent les mains. Mais là, je me suis dit qu’on était passé à une étape supérieure.

Fin février, les autorités ont annoncé qu’elles interdisaient les rassemblements de plus de 1000 personnes… À l’aéroport, dans le hall, 1000 personnes on y arrive vite ! Et il y avait juste les recommandations qui avaient été affichées : « ne pas serrer des mains, éternuer dans les coudes,… » Il restait qu’en Suisse il n’y avait que quelques cas isolés. Puis, c’est allé très vite. Début mars, la direction a évoqué la question du chômage partiel. Et paradoxalement, elle ne prenait toujours pas de mesures d’hygiène ni de sécurité !

En parallèle, depuis début mars, des collègues et moi avons développé des techniques pour essayer d’être moins en contact avec les passagers. On essayait d’éviter de toucher tout ce qu’on pouvait. Mais rien n’a été mis en place par la direction. Et je sais que c’est pareil dans différents services et dans différentes entreprises. Chez nous, on avait un peu de gel hydroalcoolique mis à disposition, mais clairement pas assez pour tout le monde.

Dès le mercredi 11 mars, Genève a interdit les réunions de plus de 100 personnes. Pourtant, nous, on n’a vu aucun changement à l’aéroport ! Rien n’a été mis en place. Parfois il y avait des gants à disposition, mais évidemment, pas assez ! Moi, je n’en avais pas.

La direction a discuté du chômage technique avec les partenaires sociaux, mais elle n’a rien communiqué officiellement à tout le personnel. Même si on voyait bien que depuis début mars, plus grand monde ne prenait l’avion. Il y a eu clairement une baisse au niveau de la fréquentation. On se retrouvait à préparer des vols à moitié vides. Cela s’est accentué jusqu’au catastrophique week-end du 14-15 mars. Et ce week-end a été médiatisé parce que le Conseil fédéral venait d’annoncer la fermeture des écoles, l’interdiction des rassemblements, l’obligation de respecter une distance sociale (distance interpersonnelle de 2m), etc. Et à l’aéroport, rien n’était mis en place pour protéger du coronavirus ! Pourtant la direction parlait de chômage partiel. On avait donc d’un côté, le stress économique « ça sent mauvais les gars », de l’autre la conscience de la nécessité de se protéger en travaillant, parce que là ça devenait dangereux partout. Sachant que dans le reste de la ville les gens faisaient vite des courses pour se préparer à un confinement, ce week-end-là à l’aéroport, j’avais l’impression d’être dans un autre monde.

Dès le lundi 16 mars, des mesures sérieuses sont progressivement instaurées. Un peu tard puisque depuis deux semaines, de moins en moins de gens transitaient par l’aéroport et prenaient des vols. Un peu tard aussi puisque le week-end précédent, il y avait eu beaucoup de passagers. Les stations de ski ayant fermé, les gens voulaient rapidement rentrer chez eux. Mais les mesures qui auraient dû être mises en place depuis longtemps ne l’ont été qu’après ce fameux week-end, au fur et à mesure, selon les services et les lieux.

Le 19 mars, le syndicat SSP-section aéroport appelait à la grève si l’aéroport ne fermait pas le lendemain, en tout cas au trafic passagers. Ensuite, ils se sont rétractés en disant que des mesures avaient été mises en place pour préserver la santé des employées et employés sur le lieu de travail. C’est vrai que là, ils avaient finalement mis en place des mesures utiles, mais c’était bien trop tard ! Il y a eu un contrôle au niveau de l’entrée du bâtiment qui a plus ou moins bien marché, on filtrait les entrées et on demandait de voir une carte d’embarquement du jour, pour diminuer le nombre de personnes présentes dans le hall. Il y a eu des marques au sol dans les files. Dans les salles d’attentes, un siège sur deux a été condamné.

Le vendredi 20 mars, il y avait des vols vides, maintenant il n’y a presque plus rien. Il reste environ 9 vols par jour et le taux de remplissage est dérisoire. Pourtant il y a toujours des vols et, ce qui est bizarre, même avec Rome. En fait, ça n’a jamais été ni les autorités cantonales ou fédérales, ni la direction de l’aéroport ni les entreprises actives sur sa plateforme qui ont pris la décision d’annuler les vols ou de fermer l’aéroport. Ce sont les compagnies qui ont décidé de diminuer leurs vols. Donc, ce n’est pas ici que se prennent les décisions, mais aux sièges des compagnies. Et ce n’est pas la santé des collaboratrices et collaborateurs ou encore celle des passagères et passagers qui motivent leurs décisions, mais des questions économiques et de fermeture de frontières.

Dans le détail, la réactivité du personnel et des passagers face à la très lente mise en place de mesures de protection

 

Anne : Ça a pris beaucoup de temps pour que l’aéroport et les compagnies se mobilisent pour mettre en place des mesures de sécurité. Ce qui s’est passé, c’est qu’on n’a eu aucuns gants, ni masques délivrés par notre employeur alors qu’on était en première ligne, en face à face avec la clientèle. A un moment donné, j’ai reçu un message comme quoi il y avait des gants. Je suis allée au bureau le lendemain, mais personne n’avait l’air de savoir s’il y avait eu des gants dans le bureau même, pour vous dire. En tout cas, il n’y en avait plus. Finalement une boite de gants est apparue. Je ne sais même pas qui l’avait amenée. Une collègue ? Du coup une moitié des gens qui travaillaient avec moi en avait, l’autre pas. Parce que les gants, ce sont des frais personnels. Et quand bien même, sur le marché, en pharmacie, on en trouvait déjà plus.

Après, le problème des gants, c’est qu’ils se trouent. Parce qu’on bosse avec des étiquettes, donc ça colle, donc ça se troue, donc tu changes de gants. Par conséquent, il en faut une grande quantité. Quant aux gels désinfectants, c’est aussi un problème. On en a eu, une fois, un petit gel collectif au bureau… Nous amenions nos gels et certaines personnes, leurs propres gants. Au début de cette épidémie, je ne mettais pas de gants et puis à force d’entendre les nouvelles, de voir les consignes, j’ai fini par me dire : « ça ne va plus, il faut que j’en mette ». Je suis allée en chercher à la pharmacie, mais à ce moment-là, il n’y en avait plus. De manière générale dans ce boulot, à la fin de la journée nos mains sont dégueulasses parce qu’on touche tout. C’est comme les caissières et les caissiers. Les emplois où tu touches des papiers, où tu touches ce que d’autres touchent, des documents, des produits, etc. Nous, nos mains, elles ont vite une couche de crasse. En quelques minutes seulement, tu la sens cette couche. Tu ne te touches pas les yeux, ni le nez, ni la bouche. C’est dégueulasse. On a vraiment un rapport direct avec plein de choses.

Le week-end du 14-15 mars, il y avait encore des files d’attente où les gens étaient collés. On ne disait pas aux gens de respecter les distances d’un ou deux mètres. Tout le monde était entassé dans la queue comme d’habitude ! Il n’y avait encore aucunes mesures. Ni plexiglas, ni gants, ni rien du tout ! Il n’y a pas eu de ligne rouge au scotch par terre avant le lundi 16 mars. Et ce n’est qu’au début de la semaine du 16 au 22 mars, qu’ils ont enfin installé des vitres en plexiglas. Des gens parfois s’accoudent sur les guichets, se mettent hyper proches, et toi tu es en-dessous. Donc si tu reçois un postillon ou autre, tu es en ligne de mire.

Caroline : Ce qu’ils ont installé trop tardivement, ce sont les vitres en plexiglas. À l’enregistrement, ils ont fini par les mettre, à l’embarquement même pas. Et le personnel volant a continué à faire les vols jusqu’à très tard, sans protections. Sachant que plusieurs fois, sur certains vols, il y a eu des suspicions de coronavirus, voire des confirmations de cas. Certaines directions disaient que le port du masque n’était pas recommandé.

En travaillant au guichet, je ne me suis pas sentie en sécurité. Je ne suis pas quelqu’un de spécialement angoissé. Mais j’ai pris des dispositions personnelles pour me rassurer. En fait, chacun y est allé de sa petite technique. Un jour, des gants ont été mis à disposition. Mais c’était vraiment pas pratique pour faire notre travail : coller des étiquettes, taper sur un clavier … J’ai continué à me protéger en me lavant très souvent les mains et en ne me touchant pas le visage. J’ai aussi décidé de ne plus toucher de passeports. Je demandais au passagers de me les montrer et de scanner eux-mêmes leurs cartes d’embarquement. Ça prenait du temps pour que les passagers comprennent. Ce n’est pas venu de la direction, c’est nous qui avons décidé de toucher le moins possible. Fin mars, des gants et des masques ont été mis à disposition. Mais comme moi, des collègues avaient déjà mis en place des tactiques. Par exemple, habituellement, pour procéder à l’embarquement plus vite, pour une question de rentabilité, les collègues scannent tous les passagers et les font attendre dans une zone bien délimitée. Quand l’avion est prêt, les collègues ouvrent la porte et les passagers sont autorisés à entrer dans l’avion. Ce qui fait que les passagers se retrouvaient serrés comme des sardines dans un périmètre très restreint. Et sur ça pareil, il n’y a jamais eu de communication officielle, ce sont les collègues qui ont décidées elles-mêmes de cesser de le faire dès début mars. D’ailleurs pour dire vrai, l’angoisse du virus est d’abord venue des passagers car le personnel continuait à faire comme d’habitude, n’ayant reçu aucune nouvelle réglementation. À ce moment-là des gens disaient : « Vraiment on doit aller attendre là-bas ? ». Même problème avec les bus pour les embarquements et les arrivées. Puis c’est devenu le souci des collaboratrices et collaborateurs qui se sont demandé s’ils pouvaient continuer à entasser des gens dans des bus. Pourtant, selon les directives de la direction et des managers, on devait continuer à opérer comme en temps normal.

« La hiérarchie fait du télétravail depuis un certain temps. »

Caroline : Le directeur de l’aéroport, lui, témoignait depuis son domicile. La hiérarchie fait du télétravail depuis un certain temps. On voit cela dans beaucoup de domaines et de professions liées aux services. Comme la hiérarchie dans les supermarchés. Ils sont bien au chaud chez eux et les caissières sont au supermarché !

À part les emails que notre direction nous transférait à propos des conditions sanitaires, et des communications non officielles, c’est-à-dire des communications sorties dans des articles de presse ou sur les réseaux sociaux, on n’avait pas de nouvelles. Mais par contre on découvrait : le fitness fermé, le bureau des uniformes fermé, le bureau des RH fermé. « Écrivez dorénavant à ces adresses mail, le bureau est FERMÉ. » Et nous, on continuait à travailler car dans certaines professions, impossible de faire du télétravail ! Voilà pourquoi s’impose la nécessité de la fermeture de l’aéroport ou tout du moins de son service passagers !

Volera, volera pas ? Des raisons d’arrêter la machine

 

Caroline : À partir du lundi 23 mars, certaines compagnies n’opéraient plus de vol, tandis que d’autres en planifiaient encore une dizaine par jour. Et il y a des compagnies qui opèrent encore ! Ils auraient dû faire le choix de s’arrêter bien avant. On a vu dans d’autres pays, des compagnies qui avaient interrompu leur connexion avec la Chine ou avec l’Italie, mais en tout cas à Genève, j’insiste, encore aujourd’hui, des vols partent pour Rome. Ils disent qu’ils font des vols de rapatriement. Et il y a les vols de fret pour les marchandises. Mais ils pourraient fermer la partie passagers. Qui voyage encore entre Genève et Rome aujourd’hui ? Je me demande… Il y a aussi beaucoup de vols entre Genève et Londres. Je ne sais pas ce qui se passe.

Début mars, on avait encore tous les vols habituels. Sauf qu’ils ont pris note qu’il y avait moins de personnes qui partaient en vacances ou se déplaçaient pour le travail, que la fréquentation diminuait. On peut aussi remarquer que cela n’a pas été une décision économique ou sanitaire mais simplement légale : quand les pays ont commencé à fermer leurs frontières, les premiers vols ont été annulés. Les pays de l’Est ont été dans les premiers à fermer leurs frontières, impliquant l’arrêt immédiat des vols. On n’en a pas du tout parlé dans les médias. La première décision qui a provoqué l’annulation de vols, c’est la fermeture des frontières; ça n’a pas été une décision de la compagnie. Par contre face à la situation italienne, certaines compagnies ont communiqué début mars pour dire qu’à partir de mi-mars, les vols avec l’Italie seraient annulés. Elles ont anticipé un peu. Cela s’est reproduit avec l’Espagne. En revanche, certaines compagnies n’ont jamais invoqué d’arguments sanitaires.

Contrats : ce n’est plus un aéroport, c’est une épicerie…

 

Caroline : À l’aéroport, très peu de gens travaillent en contrat fixe et ce sont un peu les privilégiés avec un 13e salaire. Mais par rapport au coût de la vie à Genève, ce salaire reste dérisoire. Mes collègues et moi sommes en CDI, mais payés à l’heure. Nous n’avons pas un salaire mensuel établi, mais un salaire qui varie selon les heures qu’on a effectuées. Et il y a une troisième catégorie de salarié.e.s, celle des personnes placées par une boîte temporaire, elles sont les plus mal loties, comme partout.

Anne : Le coronavirus a commencé à se répandre et à faire parler de lui, au moment où les auxiliaires en CDD devaient annoncer leur souhait pour la suite.

La grande majorité des auxiliaires a demandé un CDI. La plupart de mes collègues sont étudiant.e.s. Ils embauchent en décembre, parce qu’il y a beaucoup de passagers qui atterrissent à l’aéroport de Genève pour aller faire du ski. Je fais partie d’une équipe qui vient en renfort, en hiver. Ça s’appelle la période « charter ». Parce qu’il y a des milliers de voyageurs, provenant surtout d’Angleterre, qui viennent skier dans les stations environnantes et qui repartent quelques jours plus tard. Début mars, on n’avait toujours pas de réponse. Ce qui signifiait que si notre contrat n’était pas prolongé, on devait trouver un nouveau travail en peu de temps… La réponse a fini par tomber, disant qu’au vu de la situation, avec le coronavirus, aucun CDI ne serait possible, peut-être quelques CDD. Coup dur pour pas mal de gens ! Il fallait trouver un autre job…

Avec cette crise, on entend beaucoup de choses par rapport à nos droits, mais on a des doutes. Le chômage technique a été accordé aux travailleuses et travailleurs en CDI. Mais nous, les CDD qui terminons au printemps, nous n’avons droit à rien pour l’instant.

Il y a un moment où j’ai beaucoup hésité à me rendre au travail. Je ne voulais pas, en y allant, risquer de contaminer d’autres personnes ensuite. Un dilemme entre santé et argent. Faire le choix de ne pas aller travailler lorsqu’on est payé à l’heure serait revenu à ne pas avoir de salaire. Le bruit qui court en ce moment est qu’en avril, on n’aura presque pas d’heures. Je ne suis pas certaine que le nombre d’heures inscrit sur mon contrat sera respecté. Il n’y a presque plus de vols. Nos horaires nous seront communiqués fin mars pour le mois d’avril, donc quelques jours avant la fin du mois, c’est chaud pour s’organiser ! Nous n’avons pas de protection, de même que les personnes en stage. Il y a une liste de la direction qui indique toutes celles et tous ceux qui ne sont pas concerné.e.s par les mesures de chômage technique.

Caroline : Le chômage technique partiel avait été évoqué tôt mais les communications étaient évasives, c’était flou et ça le reste encore. On se questionne. La première communication semblait assez claire puisque cela disait que les personnes en CDI et payées au mois, recevraient 80 % de leur salaire mensuel. Mais pour les employés en CDI, payés à l’heure effectuée, cela n’était pas précisé ; on a donc écrit à la direction, les syndicats aussi.

Les problèmes inhérents à certains types de contrats ne sont pas nouveaux. L’année passée, on avait déjà fait remonter à la direction ce problème des CDI payés à l’heure. Ce type de contrat peut être établi pour 15 heures, 20 heures ou 24 heures en moyenne par semaine, mais il y a également une petite mention sur nos contrats qui indique « selon le besoin opérationnel ». Et il n’y a aucun minimum d’heures effectuées garanti par le contrat. Ça arrive régulièrement d’avoir très peu d’heures effectuées, par exemple en novembre qui est un mois creux. La convention collective s’arrêtait fin 2019, donc on était justement en renégociation mais la direction ne voulait rien entendre. On leur avait déjà dit que pour les personnes payées à l’heure, ça n’allait pas de ne pas respecter les heures contractuelles. L’année dernière, on avait fait remonter que pour certaines personnes, il manquait des centaines d’heures. Par rapport à leur contrat, cela équivaut à trois ou quatre mois d’heures non payées par année. Le chômage dédommage 80% du salaire. Mais, contrairement à d’autres entreprises, les dirigeants de notre entreprise ont clairement dit qu’ils n’allaient pas compléter les 20 % restant. Par ailleurs, on aurait voulu que les personnes payées à l’heure, le soient par rapport à leurs heures contractuelles. Et mauvaise surprise, la dernière communication de la direction, même si elle n’est pas très claire, donne à comprendre qu’ils vont calculer le pourcentage de travail mensuel sur la moyenne des heures effectuées l’année dernière. C’est injuste ! Parce que les gens qui ont eu plus d’heures l’année dernière seront mieux servis que ceux qui ont déjà été lésés ! Il faut aussi voir qu’une part non négligeable de notre salaire provient du fait que le dimanche, ainsi que les jours où l’on commence très tôt et où l’on finit très tard, on a une majoration de salaire horaire. Cette majoration représente des centaines de francs en plus pour nous chaque mois. Sur ce point, par exemple, ils n’ont jamais communiqué alors que ça change pas mal nos salaires. La grosse question est de savoir si le chômage partiel sera calculé sur nos salaires effectifs avec ces points et majorations ou pas.

Il n’y a pas un grand engagement syndical au sein de notre entreprise. Je pense que cela s’explique par le tournus important, le nombre de contrats à l’heure ou à temps partiel, et par le nombre d’étudiant.e.s recruté.e.s. Et malheureusement, alors qu’on pourrait penser que les étudiant.e.s ont le temps pour la réflexion et l’engagement, ces personnes-là sont moins soucieuses des conditions de travail. Elles/Ils sont chez papa et maman et, au pire, à la fin du mois ils sortiront un peu moins. De toute manière en ce moment, la question ne se pose pas puisqu’elles/ils ne peuvent pas sortir !

Il y a des gens très précaires aussi qui n’osent pas trop s’engager, parce qu’ils sont déjà bien contents d’avoir ce travail et se disent : « Si j’ouvre ma gueule, je risque de perdre mon emploi ». Parmi ces étudiant.e.s et ces personnes précaires, beaucoup ne comprennent pas le système, ne savent pas où consulter leur fiche de paie, ne comprennent pas le système des primes pour les heures du dimanche… Mais là, avec la crise, il y a eu un regain d’intérêt pour les syndicats et leurs propositions.

« Je te raccourcis ton shift » : diminution abusive des horaires de travail

 

Anne : Début mars, ils ont commencé à envoyer des emails concernant les horaires pour nous enlever la moitié de la journée de travail. On t’annonce ça quelques jours avant. Tu n’es pas payé. Ce n’est pas légal. Ils ont aussi proposé par exemple, qu’au lieu de faire les huit heures prévues, tu n’en fasses plus que quatre ce jour-là et que tes autres heures soient remplacées très tôt un autre jour. Ils te font travailler 4h tôt le matin et 4h tard dans la soirée, avec 5h de pause au milieu ! Plus tard dans le mois, ils ont aussi commencé à appeler le matin ou la veille, j’imagine pour que les gens viennent travailler plus tard que prévu, avec une perte de salaire là aussi : « Oui, en fait, on n’a pas besoin de toi. Est-ce que tu peux venir à 13h30 au lieu de 11h30 ? ». Un collègue a décidé de ne pas répondre et d’y aller pour ne pas perdre ses heures.

Caroline : J’ai eu la chance d’avoir des collègues qui m’ont mis la puce à l’oreille en me racontant ce qui se faisait. Mais le plus fourbe, c’est la manière qu’ils ont utilisée. En temps normal, on nous demande : « Je t’ai rajouté un shift, dis-moi si ok ? » C’est l’habitude. Et tu réponds automatiquement : « Merci d’avoir pensé à moi ». En utilisant le même mode, personne n’a compris qu’en acceptant ainsi, ils acceptaient une diminution d’heures de travail et donc de salaire. Le problème, c’est qu’ils te demandaient ton accord. En fait, personne n’a dit non. Pourtant ces collègues auraient pu refuser. Et maintenant, les personnes qui ont accepté ces réductions d’horaire ne peuvent pas récupérer ces heures parce qu’elles ont « accepté ».

Début mars, ils ont dit : « On va vers une période difficile, posez des congés non payés, récupérez vos heures supplémentaires dans les mois qui viennent » Plein de collègues ont répondu et la direction a dû revenir en arrière, car la loi a changé et ils n’ont plus le droit. C’est juste parce qu’ils ont été obligés par la loi…

Une anecdote cocasse illustre la communication de notre employeur. Depuis le début de la crise, il n’a jamais fait sa propre communication. Notre entreprise n’a jamais écrit quoique ce soit à propos du coronavirus. Il n’a fait que relayer les informations qui avaient été rédigées par Genève Aéroport. Ce qui a récemment donné une communication mythique, puisque dans un email que notre entreprise a simplement transféré à ses employés, il était dit : « voici les dernières mises à jour sanitaires concernant le coronavirus » et « nous avons le plaisir de vous annoncer qu’en ces temps de chômage partiel vous serez payés à 100 % ». Sauf que c’était Genève Aéroport qui écrivait à ses employés ! Notre employeur a transféré cet email à tous ses collaborateurs, alors que cette mesure de dédommagement ne s’applique justement pas à nous.

« Là en gestion de crise, c’est zéro. Mais il faut dire que c’est délirant comme entreprise en temps normal. »

Anne : En temps normal, en tant que CDD, notre pause, on l’a après 5h à 5h30 de travail. Quand tu es programmé pour faire 5h, tu n’as pas de pause. C’est hyper pénible. C’est un travail machinal, à la chaîne, qui ne s’arrête jamais quand tu as un flux de passagers. Un peu comme une caissière ou un caissier. C’est extrêmement pénible comme travail. Tu répètes le même discours pendant 5h sans pause. On ne soulève pas les valises nous-mêmes. Tu as le tapis où le passager pose sa valise. Après avoir contrôlé les documents, tu enregistres la valise et tu mets l’étiquette. Le tapis est toujours au même endroit, donc tu te cambres pour attacher l’étiquette d’un côté plusieurs heures d’affilée. J’ai entendu des collègues se plaindre d’avoir très mal à force de se pencher ainsi du même côté. Et les pauses ne durent que 30 minutes. Même si tu fais 8h d’affilée. En 30 minutes, tu n’as pas le temps de te poser vraiment. Il faut manger, boire, aller aux toilettes, fumer si tu fumes… Ta pause, tu la passes à courir. La salle de pause est loin, donc on n’y va jamais. Ça ne sert à rien de prendre un tupperware pour le faire chauffer au micro-ondes, parce que tu n’as pas le temps. À traverser l’aéroport, on en perd du temps, alors finalement on ne bouffe pas de la nourriture de chez nous et on dépense de l’argent au MacDo ou au Starbucks en haut. C’est tout un circuit interne. C’est du foutage de gueule !

Ils sont stricts sur des conneries. Genre, tu ne peux pas avoir les cheveux longs et détachés. Dès que des cheveux mi-longs touchent les épaules, si le patron débarque, les collègues concernées se prennent une remarque. Donc elles se coupent les cheveux juste au-dessus des épaules ou doivent les attacher. Ça n’a aucun sens parce que quand tu as les cheveux longs et que tu attaches ta queue de cheval, elle tombe aussi de toute façon sur tes épaules… c’est ridicule !

Il y a un système au travail où on t’accorde un point rouge si tu fais des grosses erreurs, et des points verts si tu fais des choses en plus, si tu prends des initiatives en faveur de l’entreprise, par exemple, un accueil exemplaire. On a des consignes pour l’accueil standard : un sourire, un truc, un machin… un merci, un au revoir. Si tu fais plus que ça, avec encore plus de sourires, tu peux avoir un point vert. Mais c’est arbitraire comme système, parce que c’est seulement si un chef passe que ça se voit. Il y a un portail où tu peux aller voir tes points verts et tes points rouges. Je déteste ce système, donc je ne vais jamais vérifier si j’en ai. Je ne veux pas le savoir !

Santé ou argent ? Telle est bien la question

 

Anne : Je n’ai pas d’économies. Face à la menace du coronavirus, je me suis sentie coincée, sans savoir quoi faire. Ça m’a tellement tendue qu’ils ne prennent pas de mesures de sécurité pour nous protéger. On est scandalisé par ce qui se passe. Pour me décider si je devais continuer à travailler dans ces conditions, j’ai fait un sondage parmi mes potes en leur demandant de répondre à la question : santé ou argent ? Ils disaient : « Santé ! Et on t’aidera, on sera solidaire ! »

« Personne ne devait aller absolument à Pula avant qu’une compagnie lowcost ne propose cette destination. »

Caroline : Je pense que les entreprises actives dans l’aviation vont être très impactées par la crise. Et on ne se rend pas encore compte jusqu’à quel point. C’est intéressant parce qu’à court et à moyen terme, ce secteur va devoir se poser des questions. Surtout les compagnies lowcost. Elles ont créé un désir qui n’existait pas avant. Vendre ce désir comme un besoin, celui d’aller passer un week-end entre amis dans telle ou telle ville. Par ces compagnies, j’ai découvert des destinations que je ne connaissais pas. Et personne ne devait aller absolument à Pula avant qu’une compagnie lowcost ne propose cette destination. Et les prix aussi ! Les prix qui sont devenus dérisoires. Quand j’étais petite, on se posait mille fois la question avant de voyager. Alors qu’aujourd’hui, vous pouvez aller à New York pour 500.- Quand j’étais petite, ce n’était pas envisageable d’aller un week-end à Londres en avion.

Pour moi, une entreprise qui en temps normal prend soin de ses collaboratrices et collaborateurs, sera plus attentive en temps de crise aux problèmes de santé publique et aux salaires. Nous, on savait déjà qu’en temps normal, notre entreprise nous traitait bien mal, qu’on était en sous-effectif chronique, qu’au niveau salarial, c’était complètement hallucinant. La crise venue, ça ne fait que confirmer nos craintes. C’est l’illustration de la basse estime qu’ils ont pour nous.

En ce moment, je suis absolument pour que tout ce qui n’est pas nécessaire à la survie de l’humanité soit fermé ! Et l’aviation en fait partie.

Ensuite ma réflexion est plus générale. C’est mon travail, mais je suis assez critique : pourquoi tout à coup c’est la crise du coronavirus qui arrive à arrêter les vols passagers ? Pourquoi toutes les revendications et les cris d’alerte au niveau de l’environnement n’ont pas été entendus ? C’est aberrant ! Même les gens qui appréciaient des week-ends en Espagne toutes les deux semaines, se disent à présent : « Là, il faut peut-être arrêter tous les vols et fermer l’aéroport ». Maintenant tout le monde est tout à coup d’accord. Alors qu’en temps normal, quand des gens disent « il faut réduire le trafic », ils ne sont pas entendus. Que ce soit les habitants de Vernier ou de Cointrin qui souffrent du bruit et de la pollution ou Extinction Rébellion qui fait des sit-in, personne ne les écoute… Je pense que la majeure partie de l’opinion publique est assez d’accord pour dire qu’une partie non-négligeable du trafic passagers dans l’aviation n’est pas nécessaire. Mais il n’y a qu’aujourd’hui que ça saute aux yeux !

 

Sur un chantier pendant le semi-confinement : témoignage audio

Sur un chantier pendant le semi-confinement : témoignage audio

Témoignage d’un ouvrier sur un chantier pas à l’arrêt durant le semi-confinement, recueilli à Genève le 21 avril 2020.

« L’économie, c’est comme l’économie de notre patron. Nous on a pas envie d’être demain au chômage, alors faut qu’on continue à bosser pour que le patron il continue à s’en mettre. »

Détenu à Champ-Dollon au temps du Covid

Détenu à Champ-Dollon au temps du Covid

Un jour, la police m’a arrêté pour séjour illégal parce que je n’ai pas les bons papiers. Comme je n’avais pas payé les jours-amendes imposés pour ce genre de délits, on m’a mis en prison à Champ-Dollon.

Témoignage récolté en avril 2020.

« Et tous les soirs, les gens tapent aux fenêtres, font du bruit… »

Un jour, la police m’a arrêté pour séjour illégal parce que je n’ai pas les bons papiers. Comme je n’avais pas payé les jours-amendes imposés pour ce genre de délits, on m’a mis en prison à Champ-Dollon.

A Champ-Dollon, des informations sur l’épidémie, on en a en regardant la télévision qui ne parle que de ça. Une fois, le directeur de la prison a fait une annonce sur la chaîne de télévision mais je n’ai pas écouté. Moi au début de l’histoire, je me disais : on s’en fout, nous, on est déjà confiné de chez confinés !

Ici, on nous donne un masque différent chaque jour. Et on doit le mettre dès qu’on sort de la cellule. C’est obligatoire. On a aussi du savon en cellule et un accès au lavabo. On nettoie la cellule comme on veut, mais c’est nous qui devons le faire. On doit se servir du savon qu’ils nous donnent. Pour ma part, je n’en ai jamais manqué. Les gardiens, eux, ont tous des gants et un masque et ils prennent leur température quand ils viennent travailler. Les visiteurs reçoivent eux aussi un masque. Les visites, il y en a toujours mais ça a lieu à travers une vitre. On ne s’entend pas très bien. Il faut crier. Ils parlent de mettre en place un téléphone au parloir, comme dans les films américains.

« Les nouveaux détenus qui arrivent sont mis en isolement 14 jours. A ma connaissance, personne n’est testé. »

En théorie, quand on est à Champ-Dollon, on a accès à un médecin. Ça n’a pas changé. Comme je n’ai pas consulté, je ne sais pas si le temps d’attente est plus long. L’infirmière elle passe comme d’habitude, tous les jours. Et on a accès aux médicaments comme d’habitude. Par contre, l’accès aux assistants sociaux a été supprimé. Le social c’est important ! Pour demander des aides, pour préparer sa demande de conditionnelle. C’est un gros problème ! On ne peut accéder à eux qu’en leur écrivant. Et en plus pour l’annoncer, ils ont mis des affiches. Ça a été un problème parce qu’il y a plein de gens qui ne savent pas lire.

Les ateliers ont tous, soit été arrêtés, soit ont été réduits. Les gens qui étaient occupés par une tâche sont à présent dans leurs cellules mais je crois qu’ils continuent à être rémunérés. En tout cas, ça n’a pas donné lieu à des protestations. L’équipe nettoyage, elle travaille encore plus.

L’aumônerie est fermée. Il n’y a plus de prière, le vendredi non plus. Il n’y a plus de sport. A la promenade, les jeux de balles sont interdits . Pourtant on ne peut de toute façon pas trop respecter les distances ! Mais on a les masques à la promenade.

Les nouveaux détenus qui arrivent sont mis en isolement 14 jours. A ma connaissance, personne n’est testé. Quatre personnes seraient malades du coronavirus selon les rumeurs. On dit qu’ils seraient dans un étage spécial mais on ne sait pas grand chose.

« Les 3 et 4 avril 2020, j’ai entendu des tirs. Je pense que c’était des flashballs ou un truc comme ça. »

Il y a un mouvement de protestation à la prison. Les prisonniers demandent à être libérés à cause de l’épidémie. Avant le vendredi 3 et samedi 4 avril 2020, il y avait déjà eu des actions. Il y avait déjà eu un refus de rentrer à la promenade. Il y avait eu aussi une personne qui est montée sur les grillages, je ne sais plus quand c’était exactement. Ce n’était pas pour s’évader. C’était une action de protestation ! Le type est monté jusqu’au barbelé en haut du grillage. Il s’est blessé dessus. Je n’étais pas là, mais j’ai entendu. Et après coup, j’ai vu des traces de sang par terre. J’ai entendu dire qu’il a été mis 10 jours au cachot pour ça.

Les 3 et 4 avril 2020, j’ai entendu des tirs. Je pense que c’était des flashballs ou un truc comme ça. Quand il y a des mouvements de protestation, c’est l’habitude que les gens refusent de rentrer en cellule, les gardiens débarquent avec des bombes lacrymogènes. Cette fois, je ne crois pas qu’ils les aient utilisées. Ils les montrent ostensiblement pour faire peur. Toutes les personnes qui ont participé à la manifestation du vendredi 3 avril ont été mises au cachot pour 10 jours. C’est beaucoup ! Il y a même un détenu qui a été mis au cachot pour avoir simplement parlé durant la promenade. Il proposait aux autres détenus de faire une manifestation. Les gardiens l’ont entendu. Il a été mis direct au cachot, juste pour ça.

Une autre chose a changé depuis les manifestations : les repas. On les prend toujours en cellule, mais maintenant ils nous donnent uniquement des barquettes. Ce qui leur permet de nous les passer directement à travers la porte. Avant, ils ouvraient la porte et une personne avec le chariot repas nous servait. C’était mieux parce que tu pouvais demander un peu plus de ceci, un peu moins de cela. Maintenant ce n’est plus possible. T’as juste la barquette, déjà préparée.

Au début de l’épidémie, je n’avais pas vraiment observé de changement d’attitude de la part des gardiens. Mais depuis la deuxième manifestation, celle du samedi 4 avril, les gardiens sont sur le qui-vive. Ils ont doublé la garde aux promenades. Ils nous fouillent systématiquement avant de sortir à la promenade. Tout le monde y passe. Les gardiens ont des gants pour nous faire une fouille corporelle. La durée de promenade reste la même : une heure par jour. Ils ont en revanche changé les horaires parce qu’il y a plus de groupes. Le nombre de personnes est limité à 20 personnes à chaque promenade. C’est moitié moins que d’habitude. C’est étalé dans l’après-midi. Ils séparent les détenus d’origine albanaise du reste du monde, ça ils le faisaient déjà avant. Les manifestations ont eu lieu aux promenades des Albanais. Je pense que la limite de 20 personnes c’est pour pouvoir gérer en cas d’émeute. En même temps, je ne sais pas s’ils auront assez de place au cachot si ça continue.

Les gardiens font l’appel devant les cellules. Ça, ils ne le faisaient pas avant les manifestations du 3 et 4 avril. Les gardiens débarquent à la porte de la cellule, à trois ou quatre, avec des lampes. Ils nous appellent par nos noms, alors qu’ils savent très bien qu’on est là. C’est fait pour nous intimider…

Parmi les prisonniers tout le monde parle de faire des nouvelles manifs ! Et tous les soirs, les gens tapent aux fenêtres, font du bruit…

Santé, emprisonnement et coronavirus

Santé, emprisonnement et coronavirus

Le week-end du 3-4 avril 2020 a été marqué par deux mutineries à la prison de Champ-Dollon (Genève). Une quarantaine de détenu.e.x.s le vendredi puis une vingtaine le samedi ont refusé de réintégrer leurs cellules. Ce qui est extrêmement courageux compte tenu de la violence des mesures répressives dans un contexte carcéral. Leur mobilisation a été largement soutenue par les autres prisonnier.e.x.s depuis l’intérieur. La révolte réclamait un traitement digne et leur revendication principale était la libération comme moyen de lutte contre la propagation du coronavirus dans la prison. Un dispositif policier important a été mis en place autour et dans de la prison et les participant-e-s du mouvement du samedi se sont vu-e-s enfermer au cachot pour une durée de dix jours.

 

«  C’est bien joli de mettre en place plein de mesures contre la pandémie, si l’État maintient en même temps des pratiques anti-sanitaires et entretient des situations extrêmement propices à la propagation du virus. « 

Bien que la Tribune de Genève ait essayé de nous faire croire qu’iels voulaient simplement jouer au foot, c’est le cri de « Liberté! » qu’on pouvait entendre par-dessus les murs. La couverture médiatique désastreuse de ces événements invisibilise les raisons de cette revendication.

Voici quelques éléments pour comprendre en quoi la libération des prisonnier.e.x.s est une urgence mais aussi certains mécanismes à l’œuvre dans le refus des autorités d’aller dans cette direction.

Prison pathogène

Champ-Dollon est une prison de courtes peines, cela signifie que les détenu.e.x.s y purgent des peines de moins de six mois ou des peines préventives (en attente de jugement).

De plus, c’est une des prisons les plus surpeuplées d’Europe (597 personnes pour 398 places). Une grande partie des détenu.e.x.s y purge une peine pour infraction à la LEtr (Loi sur les étrangers). En effet, depuis les directives Jornot, on enferme à Genève pour simple infraction à la Loi sur les étrangers, c’est-à-dire que l’on considère les sans-papiers comme des criminels ; leur « crime » est de se trouver sur le territoire suisse. Ce qu’on appelle les délits « mineurs », qui sont punis par des peines relativement courtes, sont pour la plupart commis pour des raisons de précarité. De plus, impossible de négocier une caution si on n’en a pas les moyens. Il y a en effet beaucoup de personnes aisées qui évitent les courtes peines de cette manière, comme cet homme d’affaires qui a pu se protéger à la fois de la prison et du coronavirus. « On voulait le mettre en prison alors qu’il possède une villa ici et propose d’offrir toutes les garanties nécessaires», (…) Le prévenu a été libéré le lundi 16 mars moyennant le dépôt d’une caution. » (Le Temps, 03.04.2020)

Autrement dit, à Champ-Dollon on enferme surtout les personnes pauvres et les personnes en exil.

Notons que ces proportions ne sont pas le fruit du hasard mais bien les conséquences d’un système judiciaire qui stigmatise et criminalise toujours plus les personnes les plus précaires de nos sociétés. En effet, ce sont bien des choix politiques qui entretiennent le sentiment d’insécurité et le focalisent sur les personnes racisées, noires, pauvres, toxicomanes, en exil, déviantes (etc.). Le but étant de créer une société pacifiée et de maintenir le pouvoir du côté de ceux qui l’ont déjà.

Les personnes en situation de précarité sont aussi plus vulnérables en termes de santé, du fait de nombreux facteurs tels que la difficulté de l’accès aux soins, au repos, à une alimentation de qualité et en quantité suffisante…

La prison, de par sa structure même, est un environnement pathogène. Les corps et les esprits y sont soumis à un stress intense, au manque de sommeil, au manque d’exercice physique, à une bouffe dégueu et malsaine, à l’anxiété, à la promiscuité, etc.

Par ailleurs, on note une proportion de personnes atteintes par des maladies infectieuses (HIV, hépatites, tuberculose) plus forte qu’à l’extérieur (OMS, 2009). Le traitement des maladies chroniques est compliqué et mal assuré (diabète, hypertension artérielle, broncho-pneumopathie chronique obstructive).

Si en temps normal la prison comporte des dangers pour la santé, ceux-ci deviennent dramatiques lors d’une situation de pandémie. Ce qu’admet d’ailleurs le chef du service de médecine pénitentiaire de Genève, Hans Wolff, au sujet de sa décision d’abaisser l’âge-risque face au coronavirus à 60 ans: « à âge égal, les détenus montrent plus de maladies en raison d’un cumul de mauvais déterminants pour la santé. » . Il admet aussi que la surpopulation carcérale est un facteur aggravant. Ce qui ne l’a pas empêché d’accepter le transfert à Champ-Dollon de 5 personnes venant de Frambois, dont une contaminée par le cornavirus (Le Temps, 23.03.2020). Ces transferts sont en eux-mêmes une honte puisque Frambois est un centre de détention administrative, c’est-à-dire qu’on y enferme les personnes en attente de renvoi afin de pouvoir les mettre plus facilement dans un avion. Ces personnes se retrouvent alors, sans aucune raison, dans un établissement d’exécution de peine. Elles subissent du même coup une détérioration de leurs conditions d’enfermement, d’une « détention administrative » en attente de renvoi à l’enfermement dans une prison pénale.

Les directives du conseil fédéral face au coronavirus sont les suivantes: Porter un masque, porter des gants, ne pas se rassembler à plus de 5 personnes, garder une distance de 2 mètres avec les autres, ne pas sortir de chez soi. Des mesures impossibles à respecter dans un lieu qui enferme six personnes dans une cellule.

Justice sanitaire

Les juges et les procureurs font le choix de condamner, de transférer et d’enfermer au lieu de se concentrer sur les dossiers de libération conditionnelle. Il semblerait d’ailleurs que l’unique chose qui ait vraiment changé soit le ralentissement des procédures d’appel et de mise en liberté provisoire (Le Temps, 03.04.2020).

Alors que prisonnier.e.x.s, avocat.e.x.s et personnes de soutien martèlent la nécessité d’ouvrir les prisons, la justice, elle, fait la sourde oreille « Personne ne sort qui ne devrait pas sortir » (Olivier Jornot, procureur général). On croit comprendre qu’elle attend que la situation devienne dramatique, avant de prendre cette seule mesure préventive réellement efficace.

Ainsi le choix du système judiciaire de ne pas libérer les personnes enfermées entretient et alimente les aspects pathogènes de la prison, mettant en danger des vies.

C’est bien joli de mettre en place plein de mesures contre la pandémie, si l’État maintient en même temps des pratiques anti-sanitaires et entretient des situations extrêmement propices à la propagation du virus.

Alors que beaucoup de pays ont entrepris de libérer des prisonier.e.x.s (84 333 libérations pour six pays), que l’ordre des avocats de Genève demande également d’aller dans ce sens, que le canton de Berne a pris des mesures pour interrompre certaines peines et libérer toutes les personnes qui sont en semi-détention, Genève quant à elle maintient son système carcéral sans concessions.

La situation de pandémie dans laquelle nous sommes, fait ressortir les inégalités sociales et de classes: ce sont toujours les mêmes personnes qui sont enfermées, ce sont toujours les mêmes vies qui sont sacrifiées.

Malgré les risques que comprend la répression d’une mutinerie, malgré l’angoisse due à la pandémie, malgré la dureté des conditions de vie en prison, les détenu.e.x.s de Champ-Dollon et de plusieurs autres lieux d’enfermement en Europe, trouvent la force et le courage de se battre pour leurs conditions de vies et pour la liberté.

Force à elleux.

Solidarité avec toutes les personnes enfermées!

Liberté pour tou.te.x.s les prisonier.e.x.s!

PS: Si le coronavirus met en lumière certains défauts du système carcéral, il est essentiel de rappeler que la prison n’a jamais servi les buts qu’elle dit vouloir atteindre. Elle est un outil de contrôle et de répression. La prison est obsolète.

Pour aller plus loin : Angela Davis, La prison est-elle obsolète.